Ancolie de Salomé Lahoche
Une sorcière atypique au cœur d’un univers pastel envoûtant

Dans sa nouvelle bd, Ancolie, Salomé Lahoche met en scène une jeune sorcière éternellement bloquée dans un mode de vie chaotique, jonchée de fêtes et de désillusions. Sommée de prouver sa valeur par le Haut Conseil des Sorcières, Ancolie se lance malgré elle dans une quête héroïque improbable.
Ancolie, sorcière de « 360 ans mais en apparence 27 ans », incarne une figure de l’anti-héroïne contemporaine : paumée, cynique, mais étrangement magnétique. Elle vagabonde de relations toxiques en instants de flottement seule dans sa chambre, de tavernes en raves. Elle semble traverser une vie d’errance existentielle poussée à l’extrême accompagnée de son crapaud de compagnie, Michel. Cette spirale de désenchantement et d’ennui résonne comme une métaphore adulte d’un malaise plus global, celui d’un monde désenchanté, saturé, et fatigué.
Ancolie n’en est pas moins une figure insoumise, celle de la sorcière comme corps politique. Dans ce récit, la sorcière n’est pas un symbole folklorique : elle est un corps dissident, en marge de l’ordre social dominant. Salomé Lahoche prolonge cette symbolique, mais la radicalise. L’héroïne rejette les institutions, y compris celles du monde auquel elle appartient, le monde magique. Elle refuse les injonctions de performance, de discipline, de respectabilité et son existence-même devient finalement un acte politique contre les normes dominantes.
Ce rejet catégorique va la mener à commettre l’irréparable et se confronter à la plus haute instance de son monde : le Haut Conseil des Sorcières. Un choix décisif s'impose alors à Ancolie. Son comportement autodestructeur n'apparaît pas seulement comme un trait narratif : c’est une forme de refus. Une façon de dire : « Si le monde est absurde, je n’y collaborerai pas. »
L’univers graphique de Salomé Lahoche accentue l’esthétique de l’épuisement : visages las, corps mous, décors désordonnés et chargés. Le trait fragile et délicat utilisé dans cet ouvrage sert parfaitement l’atmosphère introspective que l’autrice propose. Le dessin ne semble pas simplement accompagner Ancolie, il incarne ses émotions, les souligne. Les couleurs pastels sont posées avec une certaine délicatesse, sans jamais être accentuées et s’intensifient au moment où l’héroïne traverse des épisodes de doutes.

Dans sa globalité, le livre installe un regard critique sur des réalités contemporaines ; désillusion écologique, rejet des institutions, vacuité des relations, consumérisme, aliénation… L'humour, souvent trash, fonctionne comme un révélateur brutal : il dérange, fait rire, mais pousse aussi à un questionnement sur nos modes de vie modernes, notre rapport à l’éthique, au sens, à la solidarité.
Une écriture unique, parfois déroutante
La narration est parfois erratique, le récit en éclats : une grande partie de l’album se compose comme une série d’épisodes, de scènes disjointes, de fêtes et de rencontres. Ce patchwork fait grandement écho au personnage, à ce qu’elle traverse mais rend l’intrigue globalement fragmentée, sans grande montée dramatique ni progression nette. La quête de rachat auprès du Haut Conseil de Sorcières apparaît comme un prétexte fragile, tant le récit s’attarde surtout sur les errances d’Ancolie. On a parfois l’impression que l’enjeu dramatique peine à se concrétiser.
La noirceur d’Ancolie, son désespoir, son alcoolisme, ses errements : tout cela donne malgré tout un personnage fort. Pour certain·e·s lecteurs·trices, cette absence de rédemption, ce refus de s’améliorer, cette incapacité à trouver un sens ailleurs que dans la fuite, pourrait devenir lassant, voire nihiliste. L’héroïne semble ne pas tirer d’autre conclusion que le cynisme à la suite des différents événements qui la touche. Mais la forme du récit et la personnalité d’Ancolie traduisent les revendications de l’autrice, sous-jacentes tout au long de son histoire : que reste-t-il lorsqu’il y a une perte de sens ?
Un miroir sombre et lucide de notre époque
À travers le prisme de la sorcière, l’autrice tisse une réflexion sur la désillusion collective, la décadence sociale, les rapports de pouvoir et les inégalités. Ces éléments semblent refléter notre société contemporaine. L’album interroge aussi la possibilité de la rédemption dans un monde saturé de cynisme, incapable de changement. Ancolie ne croit pas au progrès : tout juste à un sursaut d’empathie, jeté comme un sortilège hasardeux. Une question se pose alors : dans ce désastre moderne, que reste-t-il de l’adelphité, de la solidarité, de l’engagement ? Peut-on encore croire en un changement ?

Ancolie est une BD audacieuse : elle détourne la figure de la sorcière pour en faire le symptôme d’un malaise moderne. Elle refuse la douceur, la morale, les happy-ends. Après Ernestine, la première BD fiction de Salomé Lahoche sortie en 2024, aux tonalités satiriques déjà marquées, Ancolie vient confirmer la volonté de soulever des questions politiques et sociales profondément ancrées dans notre époque au travers d’un humour noir maîtrisé.
Si cette radicalité a le mérite d’ouvrir une réflexion sur le monde, elle ne lève pas le voile sur des solutions : elle laisse le·la lecteur·ice suspendu·e, comme Ancolie elle-même, entre désespoir et sarcasme. La lecture des dernières planches ne témoigne pas d’une réelle évolution dans le récit, d’une remise en question de la part de l’héroïne. Cet ultime acte n’offre pas de conclusion claire, lea lecteur·rice est laissé·e au cœur d’une effervescence naissante laissant entrevoir une éventuelle suite.
Cette absence de résolution empêche l’histoire de se stabiliser : on reste dans l’entre-deux, entre provocation, malaise, sarcasme, sans réelle catharsis. Mais cela vient s’aligner sur le message que cherche à transmettre l’autrice durant cette traversée aux côtés d’Ancolie : dans un monde que l’on dit à bout de souffle, la seule honnêteté reste peut-être finalement le désenchantement.