Alors que le roman le plus vendu d’Agatha Christie, Dix Petits Nègres , n’a jamais vraiment fait l’objet d’adaptations cinématographiques éblouissantes, voici qu’une mini-série en trois épisodes de la BBC lui restitue toute sa noirceur et sa cruauté.
Le tout dans une mise en scène d’une sombre élégance qui nous fait redécouvrir son étrange pouvoir de fascination. Une goutte de cyanure dans les programmes doucereux des fêtes de fin d’année.
Si Agatha Christie n’a pas inventé le concept de detective fiction , son œuvre abondante a fait l’objet de multiples adaptations théâtrales, cinématographiques et télévisuelles dans le monde entier. Souvent copiée, jamais égalée, elle a imposé un style, un univers et un modus operandi qui créent avec ses lecteurs une complicité rare. Le crime devient un jeu, jeu de piste mais aussi jeu de société, sorte de Cluedo dont les personnages sont des marionnettes et semblent plus faussement innocents les uns que les autres. La romancière sème les indices comme des petits cailloux qui devraient permettre à ses lecteurs d’arriver à la solution en faisant fonctionner leurs “petites cellules grises”, selon l’expression de son détective préféré. En général, à la fin du livre, Hercule Poirot ou la délicieuse Miss Marple, réunit tout le monde pour démasquer le coupable qui devra bien accepter la démonstration quasi mathématique de sa vilénie. Les machinations les plus diaboliques – et Dieu sait si la dame fait preuve d’inventivité dans le crime – finissent toujours par céder devant la sagacité du détective belge à la sémillante moustache ou de la vieille dame très digne de Saint Mary Mead. L’ordre finit toujours par régner dans la perfide Albion.
Les Dix petits nègres 1 représentent sans doute un sommet de l’œuvre par la complexité de la machinerie maléfique mise en place. C’est d’ailleurs le roman plus vendu d’un auteur qui n’a pratiquement connu que des succès. Mais si la mécanique scénaristique est particulièrement sophistiquée, au point qu’elle semble archétypale, on en oublierait presque que le roman en question est tout à fait singulier dans sa conception et mérite une place à part.
Rappelons rapidement la trame : dix personnes étrangères les unes aux autres sont conviées sous divers prétextes sur une île désolée par un couple, M. et Mme U.K. Owen 2 , qu’ils ne connaissent pas personnellement et qui n’est pas présent à leur arrivée. Le premier soir, à la fin du dîner, une voix (en fait un enregistrement sur disque) leur annonce qu’ils sont tous coupables de crimes et que s’ils ont pu échapper jusque-là à tout châtiment, ils vont à présent devoir payer leur forfait de leur vie. Les meurtres auront lieu l’un après l’autre, au rythme d’une comptine enfantine 3 figurant dans chaque chambre, et le mystère restera entier, seule une confession finale du meurtrier révélera au lecteur le secret de l’exécution du plan machiavélique.
Ici, pas de détective pour racheter les fautes, pas de personnage positif : les dix protagonistes qui vont disparaître l’un après l’autre sont tous coupables, et celui qui a décidé de tuer ses neuf « respectables » compagnons d’infamie est peut-être le pire de tous, comme le montre sa délectation à accomplir sa tâche et à exercer une sorte de justice divine impitoyable pour châtier ceux qui ont échappé à la justice des hommes.
Sur le plan cinématographique, la première adaptation, très classique, fut celle de René Clair en 1945, soit six ans seulement après la parution du roman. Le film date de la période américaine du réalisateur et choisit de se fonder sur la version théâtrale de l’œuvre qui offre une fin très différente, en forme de happy end : les deux derniers survivants ne meurent pas et tombent amoureux l’un de l’autre ; en fait, ils n’étaient en fait pas coupables 4 .
La version de 1965 de George Pollock choisit la même version consolatrice. Remplaçant l’île déserte par une résidence isolée en haute montagne, elle modifie quelques éléments (la cinquième victime n’est plus une vieille fille mais une vedette du grand écran, tandis que la première victime, le jeune chauffard beau comme un dieu antique est joué par le chanteur Fabian, teenage idol des fifties ) mais n’innove guère, sauf à proposer en fin de film une minute de suspension avant la révélation du mystère, afin de laisser au spectateur le temps de réfléchir. Un chronomètre égrène les secondes à l’écran sur fond des images des différents meurtres !
La version seventies de Peter Collinson transpose l’histoire dans le désert et passe à la couleur, mais elle est sans doute la moins aboutie et la plus ennuyeuse, en dépit d’une distribution réunissant Oliver Reed, Gert Fröebe et… Charles Aznavour.
À ma connaissance, à part Desyat’ Negrityat , une version russe honnête mais sage de 1987, toutes les versions optent pour le happy end qui dénature complètement le propos.
La nouvelle adaptation du roman par la BBC est en fait la première version britannique à respecter l’original. Elle fait mieux que cela : elle va fouiller en profondeur dans l’âme des personnages, utilisant le scalpel pour en exhiber la noirceur mais aussi les replis pathétiques.
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