critique &
création culturelle

La palme d'or pour une Anora éblouissante

Couronné de la Palme d’or au dernier festival de Cannes, Anora, réalisé par Sean Baker et sorti en salles fin octobre, nous offre une comédie dramatique efficace, portée par une Mikey Madison éblouissante dans la rôle titre, tant par son aura que par son jeu, et des acteurs justes et précis. Le soin du détail, passant notamment par la colorimétrie, apporte des couches de lecture indéniables à l'œuvre et saura vous transporter dans son univers haut en couleurs, vous faire rire et verser sans doute quelques larmes.

Anora nous conte l’histoire d’une jeune travailleuse du sexe qui rencontre le fils d’un oligarque russe, Vanya Zakharov, dans la boîte où elle travaille. Très vite, leur relation s’approfondit et Vanya lui propose de l’épouser : ce qu’elle finit par accepter, prête à changer de vie. Malheureusement, après le mariage, tout déraille. La rumeur du mariage est arrivée jusqu’en Russie, aux oreilles des parents de Vanya, qui rejettent en bloc cette union. L’idylle laisse alors place à la désillusion : s’ensuit une prise de bec entre Ani et les hommes de main de la famille Zakharov, une fuite désespérée de Vanya et sa recherche effrénée par Ani et les hommes de main. Cette proposition cinématographique proche de Pretty Woman nous offre un univers haut en couleurs.

Et parlons-en des couleurs, justement. Avec la prédominance du bleu et du rose, et les références culturelles occidentales qui y sont rattachées, le film vient mettre en exergue le lien entre les deux genres, entre masculinité et féminité. Dans la scène d’ouverture, Anora, appelée généralement Ani, est en plein travail avec un client. La lumière des néons bleus et roses viennent ici souligner les corps féminins et leur beauté, le lien entre la danseuse et son client… La sexualité est largement affichée et mise en avant. Les corps sont montrés, sexualisés par le contexte diégétique, mais jamais objectifiés : les femmes en sont pleinement maîtresses. On retrouvera également ce duo de couleurs dans un coucher de soleil ou dans les cheveux d’Ani, agrémentés de longues mèches pailletées, comme si elle portait fièrement en elle cette dualité de genres, cette dualité de qualitées et de défauts attribués traditionnellement à la figure féminine et masculine. Comme si elle ne faisait réellement qu’un avec tous ces aspects.

Mais ces deux teintes ne sont pas les seules à apporter du sous-texte à l'œuvre. Le rouge trouve également sa place, sur des petits détails comme un sac ou une robe par exemple, mais surtout sur une écharpe. Utilisée comme bâillon, comme rempart contre le froid, puis violemment lancée au visage de la mère de Vanya, cette entrave symbolisant à la fois l’amour et la violence change de forme au fur et à mesure qu’Ani se libère de son emprise. Toutes ces utilisations de couleurs viennent approfondir le propos à la fois comique et dramatique de l’histoire. 

La comédie est d’ailleurs très présente tout au long du film, permettant au fond dramatique de prendre son ampleur. Car Anora nous parle d’amour, de rêves et d’indépendance, mais aussi de luttes de classes, du déterminisme social dont la protagoniste croit pouvoir s’échapper. Anora nous raconte les espoirs d’une jeune femme, sa force de caractère et sa puissance. Mais il met aussi en lumière les revers malsains d’une société où l’argent et le pouvoir achètent tout, jusqu’aux humains, devenus des jouets sans le savoir, pris au piège des caprices des puissants. Le ridicule de certaines situations, comme celle dans laquelle les grands gaillards que sont les hommes de main Igor et Garnik sont effrayés par la force d’Ani, rend le ton global plus léger. Même si on pourra parfois reprocher certaines longueurs sans doutes dues à un désir comique, qui rendent certaines situations un peu lassantes.

De plus, lorsque le drame, la lâcheté ou le mépris se présentent, ça nous frappe encore plus fortement tant la chute est brutale. Ajoutée à un mélange complexe de plusieurs émotions contradictoires à la fois dont l’empathie, le dégoût, la tendresse et la haine, tout cela offre une profondeur indéniable aux propos de l'œuvre.

Magistralement porté par Mikey Madison en Ani, dont l’énergie rayonne à travers l’écran jusqu’à nous transcender, le film de Sean Baker compte d’excellentes performances des comédiens Mark Eydelshteyn (Vanya), Yura Borisov (Igor), Vache Tovmasyan (Garnik) et Karren Karagulian (Toros, le parrain de Vanya). Leur jeu est naturel et juste, si bien qu’on s’attache rapidement à tous les personnages pour des raisons différentes. Énormément de choses nous sont racontées par les dialogues, mais leur absence nous en dit tout autant, soulignant ainsi la minutie et la qualité de jeu des comédiens. On navigue alors entre scènes dynamiques et bruyantes et scènes calmes et silencieuses. Enfin, leurs regards transmettent énormément d’émotions, de même que leurs micro-gestes, comme lorsque Vanya lève légèrement sa main pour toucher le bras d’Ani avant de se raviser, transmettant ainsi son désir de proximité et de lien avec la jeune femme. 

Le regard prend une place particulièrement importante dans la dernière partie du film : le nôtre sera questionné autant que le regard des protagonistes. Dans une scène de joutes verbales entre Ani et Igor, celle-ci crie haut et fort qu’il l’aurait violée s’ils étaient restés seuls lors de leur première rencontre. Ce qu’Igor réfute fermement. S’installe alors pour le spectateur une balance sensible entre la peur légitime d’Ani des violences sexuelles et le comportement d’Igor qu’on a pu voir tout au long du film, plutôt protecteur envers la jeune femme. Ani l’accuse alors d’avoir des « yeux de violeur ». Quelques minutes plus tard, alors qu’ils sont tous les deux dans une voiture et qu’ils s’observent, le réalisateur nous offre un gros plan sur le visage d’Igor, regard face caméra. C’est alors nous qu’il regarde. On voit ses yeux tels qu’il les pose sur Ani. Que peut-on y déceler ? Ani a-t-elle décelé quelque chose que nous n’avons pas vu plus tôt ? Son regard est-il autre maintenant ? Plan rapproché du regard d’Ani sur Igor ensuite. Des paroles sans mots se disent, quelque chose se joue à cet instant précis, scellant un peu plus une relation composée d’affection et d’attention. Dans une scène finale déchirante, Ani finit par y trouver un refuge où laisser s’exprimer sa vulnérabilité. 

Jouant sur les nuances, l’évolution des personnages et la construction (aussi bien que la destruction) de leurs relations, l'œuvre de Sean Baker apporte énormément de couches de lecture et de complexité à son propos. Il rend cette histoire pourtant classique plus critique du monde qui nous entoure et extrêmement touchante par son naturel et sa véracité. 

Anora

de et par Sean Baker
avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn et Yura Borisov
États-Unis, 2024
138 minutes

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