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création culturelle

Anatomie d'une chute

Un jeu d'ambiguïté et d'incertitude

Anatomie d’une chute a remporté cette année la Palme d’or au dernier festival de Cannes et n’arrêtera pas de faire parler de lui de sitôt. La réalisatrice et scénariste Justine Triet manie, avec son co-scénariste Arthur Harari, finesse et justesse en jouant sur l’ambiguïté. Elle livre un film troublant d’authenticité surtout lors des scènes de procès.

Reculée dans les Alpes françaises, Sandra Voyter (Sandra Hüller) est interviewée par Zoé (Camille Rutherford), une étudiante s’intéressant à la romancière allemande pour un travail. L’échange léger est soudainement interrompu par la chanson « P.I.M.P. » (la reprise de 50 Cent par Bacao Rhythm & Steel Band) provenant d’un étage supérieur. La musique étant trop assourdissante pour continuer l’interview, Sandra, agacée, congédie Zoé. Au même moment, le fils aveugle de Sandra, Daniel (Milo Machado Graner), part se promener dans la neige avec Snoop, son chien guide. En revenant de sa balade, l’enfant découvre son père (Samuel Theis) gisant sur le dos, sans vie.

Les premières questions surviennent : Samuel Maleski aurait-il sauté du deuxième étage (hypothèse du suicide) ? Serait-il tombé en rénovant la bâtisse pour en faire des logements AirBnb (hypothèse de l’accident) ? Quelqu’un l’aurait-il poussé ou lui aurait-on asséné un coup violent, provoquant cette chute vertigineuse (hypothèse du meurtre) ?

Lors du procès d’assise durant lequel Sandra se voit inculpée du meurtre de son mari, ces questions ne trouveront jamais de réponse, car ce n’est pas le but de ce long métrage. Lors de l’écriture d’Anatomie d’une chute, Justine Triet et son compagnon Arthur Harari ont plutôt préféré jouer sur l'ambiguïté et l’incertitude. Un terrain de jeu plus complexe, qu’ils sont arrivés à développer de manière habile où les détails ont tous leurs importances.

L’ambiguïté d’une part se trouve partout

Le titre possède déjà une double signification. La première est évidente et à prendre au premier degré : celle de l’analyse scientifique d’une chute physique d’un corps. Ensuite, il y a la métaphore, dans laquelle la chute est également celle de la relation du couple, auscultée durant le procès.

Cette différence de degré de lecture rejoint l'étrange frontière entre la réalité et la fiction présente dans ce quatrième long métrage de la réalisatrice française. Au sein même de l’histoire, l’écrivaine Sandra Voyter est connue pour interpoler sa propre vie dans son œuvre. Selon l’avocat général (brillamment interprété par Antoine Reinartz, aussi perspicace que détestable dans son rôle), Sandra aurait prémédité la mort de son mari dans son dernier ouvrage. Argument réfuté naturellement par la défense, insistant sur l’aspect fictionnel du roman. Dans la vie réelle aussi, le flou est volontairement présent dans les noms des protagonistes, Sandra et Samuel, qui empruntent respectivement leur prénom à leur interprète. Comment dissocier le vrai du faux ?

La dialectique du premier plan laisse aussi planer d’autres questionnements. Pendant que Zoé livre son interview, une balle rebondit sur les marches d’un escalier, le dévalant de haut en bas jusqu’à ce que le chien Snoop la rattrape au rez-de-chaussée dans sa gueule. L’objet tombant préfigure déjà l’incident à venir et la présence du chien est indubitablement liée au père. Pour résumer brièvement l’idée : Snoop est le substitut animal de Samuel. En effet , il est présent dans le bureau dans lequel Samuel avait l’habitude d’être, il adopte des comportements similaires, il mène à de multiples reprises la caméra vers un souvenir ou une photo de son maître, il traverse les mêmes difficultés de santé, etc.

Bien que l'œuvre de la réalisatrice soit un film francophone, la moitié des dialogues sont en anglais. Il est plus aisé pour Sandra, germanophone, de s’exprimer dans la langue internationale de Shakespeare que dans celle de Molière. Cependant, la protagoniste se voit contrainte de se défendre au tribunal en français pour des raisons de langue commune et de meilleures compréhensions pour tous. Alors que la romancière a le droit de s’exprimer, le choix des mots est primordial (de multiples gros plans sur les lèvres en attestent), car tout est libre d’interprétation. Pour que sa parole prévale, quelle est la langue la plus pertinente à adopter ? Quelle langue va refléter au mieux ce que le personnage souhaite communiquer ou non ? Il y a un jeu réel sur l’emploi des mots, sur leurs significations et surtout sur les silences. Par moment, le son se coupe pour ne laisser que l’image d’une personne bougeant les lèvres, ou alors la parole de l’un est remplacée par la voix de l’autre. Qui a donc le droit de témoigner ? Qui a le droit d’être écouté ? Et quelle parole prédomine plus qu’une autre ?

À cela s’ajoute l’incertitude

Accident, suicide, meurtre ? Le tribunal n’est pas le seul à trancher. Le fils de Sandra et Samuel doit se faire sa propre opinion et décider de ce qu’il croit pour se dépêtrer de ce manque de certitude. La position de ce personnage au sein du cercle familial, son handicap qui lui ôte un sens, son âge faisant que ses intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des adultes et la mémoire qui lui fait faux bond l’influencent et créent un manque de fiabilité relatif à ses propres souvenirs. Placer le personnage de Daniel comme boussole émotionnelle du film donne un aspect encore moins sûr, mais plus attachant et facile à suivre que si l’histoire était abordée par le biais de Sandra. Cette dernière se montrant tantôt froide et distante, tantôt aimante, et n'adoptant nullement une posture de victime malgré la situation qu’elle traverse.

Tout au long de cette autopsie de couple, Daniel assiste au jugement et découvre petit à petit qui sont ses parents quand ils n’occupent plus ce rôle-là. Sa mère est un personnage féminin autant passionnant que complexe. Elle ne s'excuse de rien et surtout pas d'être elle-même. Sandra Hüller joue sur les nuances et les mimiques à peine perceptibles pour donner de la consistance à ce personnage qui sort des conventions conservatrices de ce que la femme est dans un couple, dans une famille. C’est un rôle qui refuse le pathos et la culpabilité que son mari lui impose.

Son père Samuel est, quant à lui, introduit de manière fantomatique lors de son vivant (juste par une musique invasive) alors qu’en post-mortem, il revient fréquemment sous forme de flashbacks dans sa sphère privée et dans les échanges verbaux au tribunal. Professeur dévoué, mais frustré de ne pas pouvoir autant écrire que sa femme, Samuel Theis campe un homme angoissé de ne pas trouver le temps et l’inspiration nécessaire à la création de son roman. Un homme jaloux voire envieux, rongé par la culpabilité à propos de l’accident de son fils dans lequel il perd la vue.

Anatomie d’une chute est un énième film de procès, néanmoins le tribunal est ici utilisé comme catalyseur de fiction, avec des scènes se déroulant de façon authentique. A contrario de ce que certains films américains peuvent donner à voir, le film n'annonce pas les traditionnels rebondissements et retournements dramatiques. Malgré une thématique et une approche sans sensationnalisme, Anatomie d’une chute réussit à ne pas être ennuyeux. Le film garde une distance froide et joue pertinemment sur l’énigme, nous laissant nous demander si Sandra est coupable ou non. Mais au final, ce questionnement importe peu.

 

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Anatomie d’une chute

Réalisé par Justine Triet
Avec Sandra Hüller, Swann Harlaud, Milo Machado Graner, Samuel Theis
France, 2023
150 minutes

 

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