Antigone à Ouagadougou
Créé en octobre 2014 à Ouagadougou au festival Les Récréâtrales, l’Odeur des arbres de Koffi Kwahulé et Isabelle Pousseur était à l’affiche au Théâtre Océan Nord. Fable sur l’argent et le pouvoir, ce spectacle magnifique oscille entre l’enquête et la tragédie au fil d’une crise familiale empreinte de violence symbolique, avec un doux mélange de Belgique et de… Ouagadougou !
Il pleut. Ce n’est pas normal en janvier. Serait-ce l’annonce d’un mauvais présage ? Shaïne a quitté le pays depuis longtemps. Vingt ans déjà. Vingt ans qu’elle a laissé le passé prendre sa vie et sa famille. Des rumeurs s’ébruitent. L’annonce de son retour. Un dernier cri, un dernier face à face, un requiem pour son reditus ad fontes . Seule, elle erre, traînant sa lourde valise, remuant la poussière éternelle de Ouagadougou.
Shaïne est revenue, sans s’annoncer. Elle voudrait revoir les siens, mais tout a changé : son père n’est plus, son petit frère a changé de prénom, sa sœur a épousé son amant. Le village lui aussi a changé. On ne croise plus les mêmes visages aux mêmes heures. Ère de la globalisation oblige, la nature a laissé place aux routes, à une ville prospère. Que s’est-il réellement passé durant toutes ces années ? La panique éclate au sein de cette famille regorgeant de secrets. Shaïne se voit confronté à des êtres corrompus, pervertis, jusqu’à ce que la vérité retentisse.
La mise en scène très cinématographique de la pièce est portée par une scénographie inspirée d’une vraie rue de Ouagadougou. Il faut imaginer un décor transporté et transplanté au cœur de la salle de l’Océan Nord. La terre sur le sol du plateau nous rappelle la rue et le quartier où a été créée la pièce. Les sublimes acteurs qui foulent la scène nous dressent un tableau extrêmement précis et complexe, le spectateur n’a dès lors pas besoin d’artifices. C’est ce qui fait la beauté de la pièce, le naturel. Sans compromis.
L’Odeur des arbres traite avec finesse et pertinence la question de l’identité. Elle interpelle notre rapport aux autres, aux temps, à l’absence, à l’évolution d’un monde en perpétuel changement et à la perte de repères naturels et traditionnels. Elle nous expose les sacrifices qu’on est prêt à faire pour s’enrichir et les chemins de la corruption. Il est en effet question de Chinois qui veulent acheter un lac asséché en bordure de la ville et y construire des hôtels de luxe. Grâce à la puissance du texte et à la justesse de la mise en scène, la représentation produit une réflexion sur l’évolution du continent africain face à un enrichissement et à une perte des valeurs. Elle nous offre un ballet saisissant de sentiments et un florilège de mots résonnant comme un hurlement dans la nuit étoilée de Ouagadougou.
Entre poésie et tragédie, l’Odeur des arbres est un spectacle bouleversant, empli d’esthétique et d’élégance. En tant que spectateur, nous sommes plongés dans une intensité unique, dans un face à face ultime entre deux sœurs que tout oppose mais reliées par le sang et les hommes. Cette histoire incarne les deux grands paradoxes et schismes de notre époque, l’argent et les valeurs.