Quand Selma Alaoui, metteure en scène et actrice de renom, adapte Apocalypse Bébé , le roman coup de poing de Virginie Despentes, on attend la claque, les yeux mi-clos et les dents serrées. Détendez-vous, vous ne sentirez presque rien.
Il est des saisons où l’on croit déceler des tendances ou un besoin presque viscéral d’aborder certains thèmes. Cette saison, c’est carrément une romancière contemporaine qui semble cristalliser l’attention du petit monde du théâtre puisque trois adaptions d’œuvres de Virginie Despentes seront visibles sur les scènes de notre Belgique francophone. Le Théâtre de Liège ouvre la danse en présentant Apocalypse bébé, prix Renaudot 2010, dans une mise en scène de Selma Alaoui.
À première vue, Apocalypse bébé ressemble à un polar. Une adolescente de bonne famille, Valentine, disparaît alors même qu’elle est suivie par une détective privée, Lucie Toledo. La trentaine paumée et la sexualité au point mort, elle se voit sommée de retrouver l’oisillon tombé du nid. Incapable de gérer un tel dossier, celle-ci demande l’aide de la « hyène », détective privée, lesbienne flamboyante, dont le sex appeal n’a d’égal que l’efficacité de ses méthodes pourtant contestables. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit de Virginie Despentes. L’histoire n’est donc qu’un prétexte pour croquer le portrait d’une société malade, où les rapports humains ne sont finalement que des rapports de force à la violence inouïe.
Valentine dépasse d’emblée la fugue de type « joyeuse virée entre copines écervelées ». D’ailleurs, des copines, elle n’en a plus, pas plus qu’il ne lui reste de joie. Elle n’a plus de smartphone non plus, elle l’a jeté dans la Seine. Valentine n’est pas une adolescente en manque de sensations fortes mais une jeune fille en quête d’absolu. Au gré de ses rencontres et à mesure qu’elle s’aventure vers son Graal, son corps se couvre de paillettes pour mieux signifier l’abîme qui l’avale.
Dans ce road trip entre Paris et Barcelone, les personnages traversent différentes strates sociales. Apocalypse bébé porte en lui les prémices de Vernon Subutex, la trilogie qui fait figure de véritable étude topographique et sociale de la société urbaine occidentale. Selma Alaoui illustre les différents lieux du voyage grâce à une scénographie léchée qui génère de belles images. Un podium mobile lui permet d’évoquer tantôt un bureau, tantôt une boîte de nuit ou un intérieur parisien des plus chics. Une carcasse de voiture crée la surprise. Des écrans ajoutent à ce système, plutôt classique, une esthétique plus moderne lorsque sont projetées des vidéos sophistiquées, sans toutefois révolutionner le plateau. Efficace.
Lorsque débute Apocalypse bébé , la première pensée va au jeu des acteurs. Une détective insipide nous vrille les tympans en tentant de justifier sa médiocrité auprès d’une grand-mère BCBG des plus exécrables. Le ton est donné. Ça gesticule, crie et s’emporte facilement. S’il est sans doute difficile, en deux heures, d’obtenir un rendu fidèle des portraits ciselés au scalpel de Despentes, cette adaptation en prend le contrepied et verse dans un jeu proche de la caricature. Ou peut-être choisit-elle délibérément d’axer le jeu sur l’ironie diffuse qui émaille le roman ? Toujours est-il que le mélange des genres laisse perplexe. Le spectateur, balloté entre l’atmosphère bon enfant de la comédie et la tension du polar, ne parvient pas à frémir pour les personnages, pas plus qu’il ne peut se résoudre à rire avec eux.
Un déséquilibre est notamment perceptible dans les scènes où le médium vidéographique est mis en œuvre. Par exemple, lors du rapprochement entre Valentine et le mec de banlieue, des images sont simultanément projetées sur deux écrans, mais les deux esthétiques, vidéographique et scénique, ne fonctionnent pas véritablement ensemble, la première peut-être trop lente pour la seconde. L’image résonne comme à une pièce rapportée, sans lien complètement signifiant avec la scène qui se déroule.
On sent pourtant dans cette adaptation une véritable volonté de rester proche du texte. L’utilisation de la voix off au début du spectacle, rappel quasi littéral du narrateur, en témoigne. Despentes aime à jouer les provocatrices, notamment grâce à une écriture nerveuse et sans concessions. Ses textes malmènent le lecteur, marquent son esprit et le travaillent en profondeur. La volonté de porter sur le plateau la même force de frappe est palpable, mais lorsque Valentine monte sur le podium et reprend les paroles atroces du groupe qu’elle écoute, le malaise n’est pas tant dû au langage cru scandé au rythme de la musique qu’au sentiment terrible d’assister à un climax loupé. La scène se veut percutante mais se trouve être une pâle copie de la bande son qui accompagne la corvée des courses au supermarché, l’image en moins. Malaise aussi lorsque la détective coincée rencontre un monde alternatif homosexuel, bien évidemment peuplé de grandes folles caricaturales, de lesbiennes forcément nymphomanes et de créatures cocaïnées. Vous avez dit clichés ?
L’œuvre de Despentes est complexe, la quantité des thèmes abordés – le sexisme, l’amour familial, la violence urbaine, la société de consommation, le terrorisme… – rend l’exercice de l’adaptation périlleux. D’autant que ce récit résonne plus douloureusement encore en 2016 après les différents attentats commis dans un périmètre géographique proche. Du mélange cher à Despentes entre dissection méticuleuse de la société et énergie presque enragée ne reste qu’un spectacle, certes agréable, mais tiède qui ne risque pas de déranger grand monde.