critique &
création culturelle

Assassine de Patrick Delperdange et André Taymans

Le male gaze a encore frappé

Fruit de la collaboration de Patrick Delperdange et André Taymans, la bande dessinée Assassine paraît pour la première fois en 2004, dans une version en noir et blanc. 20 ans plus tard, elle fait aujourd’hui l’objet d’une réédition colorisée, publiée aux Éditions du Tiroir.

L’ambiance est pesante, les couleurs sombres, le trait rude… Un seul coup d’œil sur les planches suffit pour se représenter l’atmosphère si particulière de cet album. Dès les premières pages, scénariste et dessinateur s’accordent pour plonger leur lecteur dans les ténèbres et la brutalité de leur univers. Le tout agrémenté d’un synopsis qui, d’emblée, pique notre curiosité, à savoir l’histoire d’un violoniste en plein deuil, Simon, confronté aux apparitions successives de sa femme décédée, Sylvia. Un point de départ intrigant, laissant la porte grande ouverte au mystère, à la superstition, voire même au paranormal.

C’est par la suite que le bât blesse, dès lors qu’apparaît ce personnage de femme pulpeuse aux vêtements ultra courts, ultra moulants – quand elle en porte – représentée tout au long de l’album de manière hypersexualisée. Nue, en plein ébat, endormie dans une position suggestive, ou encore inconsciente, dans une tenue dévoilant sa poitrine… Au fur et à mesure de ses réminiscences, le regard masculin se fait de plus en plus pesant, avec, entre autres, un gros plan sur une main plongée dans sa culotte, qui reparaît à plusieurs reprises sans prévenir, entre deux cases, au beau milieu d’une toute autre scène.

J’entends, bien sûr, cette volonté de produire un objet d’art subversif et percutant. Tout comme je comprends que ces scènes explicites n’ont pas été intercalées par hasard, mais de manière réfléchie, dans le but assumé de susciter une réaction dans l’œil du spectateur, d’accentuer le sentiment de malaise qu’il éprouve, et de le provoquer. Rien de tout cela n’est gratuit, j’en ai parfaitement conscience, et pourtant, je ne peux m’empêcher de lever les yeux au ciel en songeant que la démarche n’est, en fin de compte, pas aussi subversive et originale qu’escompté, tant le procédé est éculé.

Créée par et pour les hommes, la bande dessinée est l’héritière d’un lourd passé misogyne, privilégiant les héros aux héroïnes, reléguées aux rôles de potiches ou d’objets de désir. Dans les années 60, en particulier, la libération sexuelle conduit à une forte érotisation des corps féminins, principalement au travers de cette figure de la « femme fatale », dont Sylvia est, dans Assassine, la parfaite incarnation. En s’efforçant de représenter une femme libérée, dont la sexualité n’est plus un tabou, les auteurs en viennent donc, paradoxalement, à l’emprisonner dans un autre carcan de stéréotypes, tandis que dans le même temps, les personnages masculins sont libres de continuer à explorer toutes les facettes et complexités de leurs caractères.

Évidemment, l’intention n’est pas mauvaise. La libération sexuelle n’est-elle pas, après tout, un enjeu féministe majeur ? À cet argument, je ne peux qu’adhérer ; cependant je déplore que les corps féminins, sans cesse sexualisés, correspondent toujours et à peu de choses près aux mêmes canons, et focalisent l’attention sur le physique de celles qui l’incarnent, au détriment du reste. Car si Natacha, Jessica Blandy ou encore Caroline Baldwin (également dessinée par André Taymans) compensent par leur intelligence, leur franc-parler et leur courage, ici, ni Sylvia ni son sosie n’ont de personnalité propre. L’une ne se définit qu’à travers le sexe, tandis que la seconde se révèle en fin de compte être une odieuse manipulatrice, complotant pour envoyer un homme derrière les barreaux. Un dénouement vu et revu qui, 20 ans après la première parution de l’ouvrage, fait tiquer nos regards aiguisés par l’affaire #metoo.

Malgré des qualités graphiques évidentes et un pitch plutôt prometteur, Assassine pêche donc par manque de tissu ! Ironie du sort : ce qui aurait pu passer pour une marque de modernité m’apparaît à moi comme le souvenir délavé d’une « bonne vieille époque », : un temps révolu où les personnages féminins ne requéraient pas d’effort de caractérisation particulier. Comme s’il suffisait, pour tirer le portrait d’une femme, de la mettre à nu.

Assassine

Patrick Delperdange (scénario)
André Taymans (dessin)
Éditions du Tiroir, 2024
96 pages

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