Dans une société où la mise en scène de soi et de son quotidien est jetée en pâture à nos « abonnés », « amis » et autres « followers » à coups de hashtag et de selfie, Kristien De Proost n’a qu’une ambition : se tirer le portrait de la manière la plus objective possible.
Durant une heure et quart, l’actrice va disséquer sa personnalité comme le jeune étudiant en médecine dissèque une souris. Elle commence par scruter son visage dans ses moindres recoins : sa lèvre supérieure, plus épaisse que l’inférieure, lui donne un petit air de rongeur, son nez retroussé laisse entrevoir ses narines, elle fait le décompte des dents qui lui restent, note le rosissement facile de ses joues, la hauteur de ses pommettes…
Elle s’attaque ensuite à son corps dans sa globalité. De manière tout aussi chirurgicale, elle attire l’attention sur ses cheveux châtains qui bouclent naturellement, tout en étant « essentiellement raides », sur ses jambes légèrement courbées, sur son ventre plat et souple, sur ses fesses rebondies « qui excitent les hommes », sur son torse bien large mais aussi sur le troisième orteil de son pied droit dont l’ongle est si épais qu’elle a des difficultés à le couper. Ses nombreuses flatulences pestilentielles, les poils disgracieux qui poussent autour de sa cheville « juste entre le pantalon et la chaussure »… ne sont pas en reste non plus.
Kristien De Proost, comme extraite de son enveloppe charnelle, s’examine. De ce regard presque scientifique naît l’impression d’une certaine réification de sa personne. Et la scénographie appuie cette vision. Sur la moquette d’un orange indescriptible – certainement désigné couleur de l’année en 1974 par un célèbre nuancier –, des vitrines exposent des objets aussi banals qu’incongrus : une paire d’escarpins pailletés, une plaque d’immatriculation, un uniforme d’écolière, un furet empaillé, un rouleau de papier absorbant, une serviette, un casque gaulois, des pantoufles poilues…
Quatre plantes vertes, véritables totems des espaces aussi impersonnels que les halls d’aéroport ou les salles d’attentes des banques, ponctuent l’espace. Sur le mur du fond, peint dans un turquoise qui s’accorde particulièrement mal à l’orange de la moquette, les mots « Kristien De Proost 2017 » annoncent l’événement en cours : De Proost devient objet parmi les objets exposés dans ce petit musée.
Pièce maîtresse de l’exposition, installée au milieu de l’espace, De Proost est juchée sur un tapis roulant. Très apprêtée, elle court dans son petit costume-cravate jaune moutarde tout en énumérant les chiffres de sa vie : 24, le nombre de dents qu’il lui reste ; 52, le nombre de mensualités payées pour son prêt hypothécaire ; 86, l’âge auquel elle s’imagine mourir… Ses obsessions ne sont pas en reste : on entend les mouches voler quand la demoiselle raconte son film pornographique favori, tandis qu’on ne compte plus les digressions sur son non-désir de maternité. Chaque aspect de sa personnalité est prétexte à raconter des pans de sa vie.
Un petit monsieur chauve, gardien de musée tout ce qu’il y a de plus ringard dans sa tenue en camaïeu de gris, lui apporte de temps à autre de l’eau ou une serviette pour s’éponger mais aussi une scie électrique, une coiffe indienne, une tiare d’évêque, un accessoire quelconque... Nous nageons dans l’absurde. Elle court.
À mesure que le temps passe, elle avale les kilomètres. Elle se décompose. Le masque tombe, le maquillage coule, les cheveux se défont. La veste chute sur la moquette, la chemise suit, tout comme le pantalon, et le reste. La course, qui pourrait sembler anecdotique, est la clef de voûte de la performance. La mise à contribution de la performance physique légitime la parole puisque la métaphore de la mise à nu verbale rejoint la mise à nu corporelle : plus aucun moyen de se défiler, envolées les apparences. La fatigue laisse des traces que l’actrice ne peut feindre. De Proost fait ce qu’on ose rarement : offrir une vérité dénudée.
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