Avant l’oubli de Lisa Blumen
Avec Avant l’oubli, publié par L’Employé du Moi, maison d’édition bruxelloise de bande dessinée, l’illustratrice française Lisa Blumen réajuste le rythme de nos vies pour y insérer la musicalité contemplative des lieux et des objets et nous inocule l’urgent et brûlant besoin de vivre.
Née en 1994, Lisa Blumen frotte ici pour la première fois sa voix aux déliés de ses crayons de couleur après avoir illustré six albums publiés en France. Quelle aubaine puisque, depuis le 1 er novembre et jusqu’au 6 décembre, le livre belge francophone est hissé sur la hampe de la réjouissante opération de promotion « Lisez-vous le belge ? » .
Prendre Avant l’oubli dans ses mains, c’est caresser un format inhabituel, qui tient parfaitement dans les paumes et qui marque le cœur par sa douceur magnétique. Sur un fond vert-jaune se pâme la rondeur de la lune que nous savons sur le point de ricocher sur la Terre, en dépit de toutes les missions menées contre cet astre (même la dénommée Rocky a échoué, c’est pour dire). Par-dessus, flottent les médaillons des personnages : ces cratères soignés l’habillent et la conservent encore à une certaine distance, reportant son impact et dégageant ainsi un riche espace d’exploration à la thématique un tantinet musicale (« si on devait mourir demain »). Un constat est sans appel : chaque personnage arbore des lunettes. Tels deux disques de lumière blanche, elles ne laissent transparaître aucun regard : d’un éclair, une ronde connivence, inéluctable et écrasante, connecte ces humains et cette lune engloutisseuse de prunelles. Simultanément, nos yeux réjouis se nourrissent de ce vert-jaune hypnotique, autant qu’ils l’absorbent.
Cette splendide couverture est soigneusement tournée. En haut à droite, un faisceau lumineux évoque ces lampes de poche de papier, jointes aux albums pour enfants, à faire évoluer sur les pages pour y révéler des dessins cachés, à l’instar de cette menace de fin du monde qui ne tarde pas à éclairer et relier, à la manière des constellations, les portes de sortie instinctives des personnages jusque-là restées fermées :
SE VOILER LA FACE. DANSER, S’IMMERGER DANS UNE AUTRE RÉALITÉ, OBSERVER UN VISAGE DE PRÈS, S’AIMER. SAUVER ET ÉLARGIR L’ART. CHANTER, IMPROVISER, SE LIER. EXPLOSER, DÉTRUIRE, VIVRE, ACCEPTER LA SITUATION. DOUTER DE SOI, CONSTATER LA PERTE DE SENS, S’ENRÔLER. SOIGNER, ATTENDRE, CRÉER, PARTAGER PAR HASARD. SE SENTIR TRAHI PAR LE RÉEL ET PAR LA FICTION, EMPORTER UN SOUVENIR.
Cette banderole d’aspirations, d’une justesse aiguë, ne peut que rappeler celles, plurielles, qui animent les humains lors d’une pandémie. En forçant le trait de la catastrophe, Lisa Blumen en souligne un mécanisme touchant : c’est une situation mondiale, ample et incontrôlable, qui, de son imposante main, se saisit de chacun.e d’entre nous pour venir gratter ce qui dans le détail intime nous habite.
Les planches, aux réverbérations pastel, lunaires, halotées , prennent le temps d’observer les personnages et de les ancrer dans des lieux qui deviennent indissociables de leurs êtres. C’est ici que Lisa Blumen touche la triste et belle force spatiale : les lieux, encore empreints de nos présences, nous survivent. Leur statut complexe émerge et ôte nos œillères anthropocentrées. Ici, l’espace se redessine avec cette lune en itinérance et, déjà, notre rapport au monde et à ses lieux change d’orbite.
Cette fin du monde imminente impose un nouveau rapport au temps que les cases exhibent à merveille : tantôt, dans une multitude de cases, il se déploie de toutes ses ailes pour célébrer la poésie du quotidien, tantôt il se ramasse en des cases uniques, échantillons fascinants des lieux et des objets. Comment ne pas penser à Paterson de Jim Jarmusch lorsque plusieurs cases se dédient à l’observation simple de mains qui cuisinent ou d’un paysage qui défile par le médium d’une fenêtre automobile ? Ou lorsque la force d’un lieu ou d’un objet s’étire dans sa case personnelle ? Avant l’oubli invite à nous imposer, telle une fausse contrainte parmi un florilège de réelles, une contemplation délectable de ce qui nous entoure, bercée par les reflets verdâtres d’une lune en approche :
Les objets sont fascinants. Ils captent des moments. Puis, plus tard… Ils rediffusent des souvenirs. Ils sont la preuve que tout a existé.
Puis, l’appel à une temporalité décomplexée, à une oxygénation de nos agendas toujours ressortis lorsqu’un rendez-vous se termine, se confirme :
J’aimerais bien qu’on se dise au revoir comme si on se revoyait demain.
En temps de crise, la fin d’une rencontre prend des allures morbides et, alors, on se laisse rêver à des limites estompées, tant organisationnelles qu’ontologiques :
Personne ne devrait savoir quand il va mourir.
Avant l’oubli célèbre le retour du délicieux hasard, permis par le caractère indubitable de la catastrophe et la modification géographique qu’elle engendre. Au gré de leurs déplacements (car il faut fuir, où ? Nous ne le savons pas), les personnages font des rencontres fortuites et vraies qui s’inscrivent dans des lieux désertés dont la nudité imposée fait irradier la simple beauté. Le temps est compté et les conversations se débarrassent de leurs scories superficielles : il semble désormais tout à fait préférable de montrer son endroit préféré à un inconnu que de lui parler du beau temps. Global, le désastre à venir ramasse les humains et les époussette de leurs différences : les jeunes et les vieux, les malades, les guéris et les bien-portants se voient, partageant le même regard clairvoyant, déjà habité par la catastrophe. Cette situation-limite bouscule la solitude et brandit des rencontres lunaires, profondes et intenses, entrecoupées parfois d’une page blanche, pour reprendre son souffle avant la croisée des regards.
Avant l’oubli, par la singularité des circonstances qu’il décrit, constitue un universel manuel de vie (et non de survie). Nos excuses procrastinatoires sont secouées pour laisser place à une temporalité souple qui accueille l’humble contemplation de ce qui nous entoure et restera après nous. Pourquoi attendre l’imminence de la fin pour « faire le tour des belles choses », comme le fait, in extremis, un personnage au musée ? Certains réactions des personnages, sur la banderole précédemment décrite, se mettent à étinceler tant elles témoignent d’un heureux changement de trajectoire, vivifiant et réaligné :
J’ai toujours l’impression d’avoir "survécu". En fait, je n’ai jamais simplement "vécu".