critique &
création culturelle

Baisse ton sourire 

de Christophe Levaux
Crève douceur

Avec Baisse ton sourire, finaliste du prix Rossel 2023, on s’immisce dans les pensées d’un homme d’une sensibilité et d’une poésie qui détonnent face à un comportement de plus en plus violent envers « l’amour de sa vie ». De sa plume virtuose, Christophe Levaux démontre que rien ne peut justifier des abus conjugaux.

Baisse ton sourire embarque dans une histoire d’amour somme toute anodine : une rencontre hasardeuse, un coup de foudre entre deux opposés, une passion qui bouillonne et grandit, puis un quotidien qui s’insinue sournoisement, une grisaille qui s’installe, un agacement et une lassitude qui apparaissent, malgré des sentiments toujours aux creux du ventre. L’idylle se déploie, perçue selon les réflexions du protagoniste qui restera anonyme tout du long : le récit nous plonge ainsi dans sa tête, rapportant les faits sous son prisme biaisé, teinté petit à petit de ses insécurités, de son passé terne, de sa médiocrité. Car le point de rupture ne tarde pas : la violence, verbale puis physique, prend vite le pas sur la douceur des débuts, justifiée d’emblée derrière des excuses formulées à lui-même.

Au début, la romance est éclatante. Sophie incarne la douceur, la beauté, l’intelligence, et le couple s’enferme dans sa bulle naïve de perfection. Pourtant, déjà, la jalousie macère : Sophie a plus de succès, relate un exotisme trop parfait, fait preuve d’une hauteur qui apparaît tour à tour comme éblouissante puis hautaine. Lui est issu d’une campagne belge morne et inintéressante, arrête ses études à peine majeur pour se retrouver vendeur dans l’allée ennuyeuse d’un Décathlon. Alors quand, à haute voix, elle rêve d’ailleurs, d’aventures au bord de mer ou se plaint de la grisaille du quotidien, son amant prend ses réflexions comme des attaques très personnelles. Avec une hargne jugeante et fière, il se retrouve à défendre un milieu qu’il ne chérit pourtant pas. Dans un univers fade, banal et infini sur des générations, sa jalousie envers celle qui s’en sort à peine mieux rougeoie et le consume au détour de quelques horizons à peine nuageux au sein du couple. Les piques et les méchancetés fusent, la haine succédant à la passion dans une boucle perpétuelle.

C’est quelque chose que j’ai aimé d’emblée chez Sophie lorsque je l’ai rencontrée. Dès le premier soir, je l’ai ressenti comme ça : elle flottait par-dessus la mêlée. Par procuration ou par ricochet, très vite quand je l’ai fréquentée, elle m’a donné l’impression à moi aussi de me rehausser. Je lui ai emprunté beaucoup, pour tout dire, au fil des mois. Je me suis servi à pleine mains dans son répertoire de finesse et de bon goût, je me suis mis à utiliser les termes postmoderne et altérité, j’ai même été capable de restituer correctement ses notions de philosophie du Japon. Au fond, même si ça me faisait me sentir un escroc, vivre avec Sophie m’élevait vraiment. Mais il arrivait aussi que je m’offense de la hauteur ou de l’avance qu’elle continuait de prendre sur moi.

Le récit s’entrecoupe de parenthèses faites de souvenirs d’enfance, d’adolescence. Les origines du protagoniste sont celles d’un foyer en manque de tendresse paternelle, où la rivalité avec le grand frère aimé montre déjà les traces d’un besoin de supériorité. Rien de bien glorieux non plus dans les prémices de ses relations sentimentales ou dans ses amitiés plus circonstancielles que choisies. Plus encore, le couple que forme ses parents est loin de constituer l’exemple de la réussite : tandis qu’elle se réfugie dans une foi poussée à l’extrême, lui se fend de remarques dominatrices, de gestes menaçants, de cris haineux ou de paroles condescendantes. Bien que le protagoniste dénonce la bassesse du père, il finit par user à son tour de son répertoire dans sa relation avec Sophie.

Et je n’avais pas vu dans ses traits la manifestation contrariée de son amour, mais le signe évident de son éternelle autorité. Mon père détestait que les autres prennent des initiatives. Initiative, dans sa bouche, sonnait comme mutinerie ou sédition.

La plume de Christophe Leveaux déconcerte : elle donne vie à un homme dont la manière de penser sous-entend une finesse et un intellect qu’on a de prime abord des difficlutés à faire coïncider avec l’image qu’on se fait d’une personne moins éduquée, issue d’un foyer bancal, à l’ambition limitée. Toutes ses réflexions sont amenées avec plein de charme, de beauté, de tendresse, de fragilité, de lumière : malgré une origine populaire, le protagoniste se révèle non seulement terriblement sensible, mais également particulièrement lyrique. Une fois le préjugé simpliste dépassé, on ne peut qu’admirer la maîtrise de Levaux, qui évite le cliché au profit d’une caractérisation plus complexe et nuancée. On est loin de la caricature du beauf stupide qui bat sa femme par machisme ; même si c’est le milieu dans lequel il évolue et qui est sous-jacent à son éducation, ce n’est pas ce que lui incarne. Ce n’est pas non plus l’archétype de l’homme à succès et charismatique en société qui, derrière des portes closes, se découvre abusif et écrasant. Leveaux démontre que la violence n’est pas relative à un milieu ou à un niveau de langage en offrant un personnage plus réaliste et bien plus touchant, malgré ses comportements inexcusables.

L’agressivité transperce malgré la douceur poétique et les circonvolutions imagées s’écrasent subitement face à une insulte ou un coup. Le caractère tempétueux et impulsif contraste avec le calme et l’amour dont sont emplies les pensées. Les gestes sans limites, la laideur de la haine et de la brutalité n’en deviennent que plus saisissants, désarçonnants. La chute est ainsi imminente, toujours sur le fil. Et pourtant, quand elle survient, elle n’est pas spectaculaire tant elle est banalisée dans ses termes par le protagoniste aveuglé. Entre justifications et mensonges, la violence trouve une excuse, peu importe laquelle, dans l’attitude de l’autre : « Regarde ce que tu me fais. »

Mais maintenant que la haine s’était diluée, il ne restait de son départ que la souffrance de son absence.

La narration, intelligemment construite, offre ce qu’il faut d’anticipation sans pour autant tomber dans le roman à suspens. Les amorces de chapitres questionnent, mais donnent surtout la boule au ventre, dans l’attente du point de rupture. L’objet du livre n’est finalement pas tant le récit des coups et des abus, mais surtout des tentatives de logique placées derrière, de la volonté toujours de se cacher derrière des circonstances qui ôtent la responsabilité de l’acteur. Et c’est avec cette fausse douceur que les mots chamboulent. Tout tourbillonne : on voit le bout venir et malgré tout, on finit par s’effondrer avec elle sous les coups qui ont plu.

Même rédacteur·ice :

Baisse ton sourire

Christophe Levaux
Do éditions, 2023
152 pages

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