Big Fish, rumba rwandaise
Dans le restaurant de Mère Josée
Film documentaire belgo-allemand, Big Fish, rumba rwandaise contemple le quotidien d’une restauratrice congo-rwandaise, et donne à rêver que les goûts et les parfums puissent traverser les caméras. Un portrait sensible d’un Rwanda loin des blessures, qui dénonce, par ses dehors, les néocolonialités belges.
Le film s’ouvre sur un lac. Un grand lac, un lac si grand qu’on dirait une mer. Un lac au Rwanda. Des hommes rament dessus et pêchent dedans. Les poissons asphyxiés qu’ils remontent des filets sont promptement abattus et dépiautés. Sans que la caméra tressaille. C’était l’ambition des deux réalisateur·ices, Luzie Kurth et Lars Borges, qui signent ici leur premier long-métrage : montrer la centralité de la nourriture et de la cuisine dans le quotidien. Succéderont ainsi aux images de pêche des scènes d’abattage sommaire (poisson ou poule), de plumage et d’écaillage, de préparation, d’éviscération et de cuisson qui, au-delà de la crudité de certains plans, ancrent ces techniques de mise-à-mort/mise-à-disposition dans des processus de vie et de reproduction : le repas pris en commun, la cuisine faite ensemble, les moments de repos partagés.
Car ça n’est pas de cruauté dont Big Fish nous parle. Loin de là. Il part, comme tous les documentaires, d’une rencontre. De la rencontre avec Mère Josée Umutoni plus exactement, cette congolaise arrivée au Rwanda en nonante-sept (sic), qui a vécu mille vies et exercé cent métiers. Cette mère, farouchement indépendante, qui élève ses quatres filles et dirige les neufs employés de son resto-bar « Chez Mère Josée Nganda Na Biso », à Kigali. Cette dame de cinquante-trois ans, au sourire complice et à la démarche chaloupée, qui nous enseigne en les maniant les noms et les usages des différents ingrédients de base de la cuisine de l’Afrique des Grands Lacs : le manioc, le maïs, la banane plantain, le poivron, le poireau, le céleri, la pâte d’arachide, la tomate, le citron, mais aussi le poisson, le poulet ou le bœuf, la bière (de sorgho ou de banane, ou la Primus) et le fanta.
Le restaurant de Mère Josée est un lieu prisé par les expatrié·es congolais·es, un lieu de vie, de rencontres et d’histoires, où résonnent souvent les rythmes des concerts de rumba congolaise qu’elle organise. De la nourriture comme partage est née la volonté des réalisateur·ices d’organiser le voyage de Josée en Europe, à Berlin et à Bruxelles, pour y tourner des scènes d’échange avec des producteurs locaux, avec quelques anciens amis à elle qui habitent Matonge, ou avec son fils, qui vit en Belgique et à qui elle n’a jamais pu rendre visite. Une autre moitié du film s’inventait alors : de la nourriture comme facteur constitutif de l’identité, elle devenait créatrice de communauté. Les réalisateur·ices consacrent désormais toute leur énergie à organiser et permettre la venue de Josée en Europe.
« Il existe des doutes raisonnables quant à votre volonté de quitter le territoire des États-membres avant l'expiration de votre visa. » Ainsi fut scellé, malgré deux recours, le destin du voyage de Josée en Europe, et par conséquent, de la bonne poursuite de la réalisation du film. Josée n’avait même jamais vraiment voulu y aller, en Europe. Qu’aurait-elle été faire auprès de ces gens tristes qui ne savent pas rire ? Reste que le film est amputé d’une moitié, et écrit par son incomplétude, par ce qu’il n’a pas pu montrer, les restes des dispositifs coloniaux belges. Rappelons que c’est la Belgique qui décide, souveraine, de l’arrivée des ressortissant·es rwandais·es dans l’entièreté de l’espace Schengen.
La première du film, autoproduction belgo-allemande, s’est déroulée le 30 septembre dernier, lors de la 31e Quinzaine du Cinéma Francophone du Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, qui s’inscrivait cette année dans la programmation des Rencontres Archipel #Chaos-Monde, axée sur les pensées francophones panafricaines et ultramarines. Il était ainsi mis en dialogue avec d’autres films projetés lors du festival. Je pense qu’il est intéressant de tisser des liens avec un autre documentaire, aux productions et distributions bien plus importantes que celle de Big Fish - rumba rwandaise : je parle du film Soundtrack to a Coup d’Etat, de Johan Grimonprez.
Les deux documentaires, pour très différents qu’ils sont, se rejoignent dans leur thème de fond : les relations entre la Belgique et ses (anciennes) colonies. Mais là où Soundtrack to a Coup d’Etat est un vaste exposé qui unifie quantité d’images d’archives dispersées en un récit totalisant, une grande Histoire, quasi étiologique, Big Fish assume son attachement au terrain, à la rencontre et au témoignage, à la proximité et au fragment. Là où Grimonprez déroule et affronte (avec une force jouissive) les politiques post-coloniales belges dans le Congo de Lumumba, Kurth et Borges font transparaître par les creux de leur film, par ses absences, par ses en-dehors, les pratiques néo-coloniales de la Belgique d’aujourd’hui.