À la fois récit poétique d’une transmutation improbable et carnet mental d’un être hybride, Bois de fer de Mireille Gagné transcrit sans fioriture une vie imaginaire dans un monde bien réel : celui où règne l’indifférence et la pathologisation des sentiments, un monde dans lequel une voix s’élève pour partager une expérience ambivalente de la dissolution de soi.
« Je suis verticale » . L’épigraphe est la première strophe du poème de Sylvia Plath , un titre-énonciation d’une vérité a priori dénuée d’affect. Observation simple et directe, proposition sans histoire, impression désinvolte que vient percuter la première phrase – « Mais je voudrais être horizontale. » Bois de fer s’ouvre sous le signe d’un tiraillement entre deux états contraires.
Je conserve soigneusement à l’abri de votre regard des centaines de squelettes d’oiseaux. Chaque automne, lorsque je commence à me déplumer, une panique indescriptible m’assaille à l’idée que quelqu’un les exhibe au grand jour. Ils feraient de si curieux bijoux.
En l’espace de 122 pensées, une femme se mue en arbre. D’une métamorphose lente et harmonieuse, hybridation sensuelle de la femme à la nature , il n’est rien : loin des nymphes aux corps de feuilles luisantes, c’est une transformation crue et organique piquée d’angoisses et de souffrances qu’écrit Mireille Gagné. Bois de fer est un livre sur la douleur mêlée des femmes et des êtres autres qui subissent les conséquences d’une société délétère. Contre cette douleur, la médecine et l’infinie déclinaison de ses praticiens ne peuvent rien, l’angoisse demeure, au point de se demander si l’origine de cette métamorphose (inexpliquée) ne serait pas un traumatisme, de ceux qui rendent aveugle ou blanchissent subitement les cheveux.
Le corps de l’arbre-femme est une hybridation inédite des chairs et des écorces, de la sève et du sang, semblant ne conserver des deux règnes que les désagréments. Car le récit se construit autour du champ sémantique de la blessure : les lésions, les trous, l’érosion et l’extinction ponctuent le discours comme autant d’ecchymoses. Sans discontinuer, les agressions extérieures pénètrent jusqu’à la moelle ce corps indécis à la peau (et la mémoire) double : charançons et animaux blessés fouissant ses entrailles, champignons xylophages, conduites de gaz naturel et glyphosate… Les maux de l’arbre-femme sont infinis, ses jours sans trêve – si ce ne sont de brèves rencontres avec une jeune voisine et des oiseaux.
De temps à autre, une mésange se pose sur moi. Toujours la même. Je la cherche quelques minutes avant de la dénicher. Je la soupçonne d’avoir fait son nid quelque part dans ma tête. Je l’écoute attentivement, m’assure qu’elle se sent à l’aise, épanouie, libre, malgré le manque d’espace. C’est peut-être mon seul ressenti avec le vivant.
La question de la forme est au cœur du récit : toujours il s’agit de déterminer où l’on commence, où l’on finit. Bois de fer cartographie les émotions et les sensations qui accompagnent le processus central de « se départir de soi » – un chemin malaisé à arpenter lorsque l’on ignore les limites de son propre corps. Car à la différence des organismes de chair, un corps d’arbre est un corps autotrophe : les végétaux ne doivent pas se déplacer pour se nourrir, ils « restent sur place comme des points de suture entre ciel et terre » (J.-C. Bailly). Outre qu’il est curieux de retrouver ici encore l’imaginaire de la blessure (le lien déconcertant qui s’établit entre les plantes et la douleur), cet état de fait a pour conséquence d’expliciter le statut singulier des arbres (et potentiellement de tout autre vivant, à en croire Sophie Gosselin et David gé Bartoli1 , mais des arbres de façon la plus évidente) : des corps-territoires intrinsèquement liés à tout ce qui vit et meurt à leurs côtés. Les arbres, poursuit Bailly, « compensent leur immobilité par une attaque formelle échevelée et en perpétuel devenir », une piste que Mireille Gagné explore âprement avec ce personnage hybride dont la résistance s’exprime à travers une forme en constante redéfinition, à travers des contours flous à la croissance incoercible qui en viennent à se fondre dans ceux des autres êtres avec qui l’arbre-femme partage sa terre.
En dépit de toute cette souffrance, l’autrice a l’indulgence de clore son récit par une lueur : l’espoir de dépasser sa vulnérabilité grâce aux autres, grâce à la solidarité d’un réseau racinaire à travers lequel certains arbres, réduits à l’état de souches, poursuivent leur existence des années durant. Parfois l’écho d’une voix neuve est-il nécessaire pour transmettre un message aussi élémentaire que celui de Bois de fer : l’essentielle mise en commun des sensibilités pour imaginer, ensemble, des échappées salvatrices.
Quand je me sens enfin sur le point d’avoir saisi quelque chose de leur essence, une seule seconde dévie de sa trajectoire et entraîne avec elle toutes les autres dans sa chute. Ne reste plus qu’un léger chaos par terre, quelques branchages cassés, et la vague impression de m’être délestée de mon barda, d’avoir sarclé juste ce qu’il faut de paysage.