Born to die
C’est bien dommage pour cette noble page mais il est impossible d’écrire une critique de Mommy . On peut seulement, et ce n’est pas chose aisée, rédiger un témoignage : « Ce jour là, j’étais dans la salle. Je l’ai vraiment vécu. » C’est bien davantage que vingt-quatre images qui défilent à chaque seconde.
Mommy , c’est une expérience, un événement, un électrochoc d’une violence rare. J’entends dans l’auditoire : « La gifle, knock-out. » Les autres restent bouche bée. Ce qui résulte de deux heures quatorze devant la dernière toile de Xavier Dolan — on vous épargne le classique « petit prodige du cinéma québécois » —, c’est un bouleversement profond, inédit. Plus une seconde ne se passe sans qu’une scène de cette ville de banlieue de Montréal, Longueuil, n’occupe mon esprit. C’est déroutant.
Tout commence à Cannes, fin mai. Comme chaque jour de projection pendant les deux semaines fatidiques, une queue de deux kilomètres (et trois bonnes heures d’attente environ) serpente devant l’entrée du Théâtre Lumière, au pied du mythique tapis dont il est inutile de rappeler la couleur.
Cinq heures vingt-six plus tard (trois heures de file, deux heures quatorze de film et douze minutes de standing ovation , record absolu dans l’histoire du festival), rien ne va plus, les jeux sont faits. Déjà la presse mondiale est unanime et n’a que ce mot en bouche pour qualifier ce qu’on vient de vivre : « Palme ». Cela ne fait presque aucun doute. Finis les Dardenne, Bonello et autres Sissako. On ne parle même plus de Ceylan, pourtant déjà en compétition. Arrêtez tout, elle est pour Xavier Dolan, à peine vingt-cinq ans, cinq films, quatre sélections, la consécration.
Moins d’une semaine plus tard, c’est l’incompréhension totale dans monde du cinéma, concentré alors sur la côte d’Azur : seulement un prix du Jury ex æquo avec Jean-Luc Godard, comme si ce palmarès avait été écrit à l’avance, faisant totalement fi des films eux-mêmes. Indignation et appels à la politique de l’auteur sont légion mais rien n’y fait, les dés ont été jetés, et en dehors du bac. Après un discours amer mais à la fois génial et nécessaire, comme tout ce que fait le réalisateur, le marathon de présentation du film commence, pour finir sa course ce 5 octobre au Festival international du film francophone, dans une ville de Namur pleine d’effervescence. C’est la troisième fois que Xavier Dolan y passe après avoir, à deux reprises, dévalisé l’or mosan (Bayard d’or du meilleur film et prix spécial du Jury) avec J’ai tué ma mère (2009) et les Amours imaginaires (2010).
Secrètement, les grands fans souhaitaient sa présence, comme un retour aux sources, alors qu’il gagnait à dix-neuf ans la suprême récompense. Mais c’est finalement Anne Dorval, sa muse, qui est venue le défendre. Loin d’être une déception, c’est plutôt un très beau présent.
Jouant une mère célibataire en conflit avec sa progéniture (incarnée par Xavier Dolan lui même) dans J’ai tué ma mère , Anne Dorval remet le couvert avec un rôle diamétralement opposé. Chantal Lemming n’avait rien d’un personnage attachant ; bien au contraire, elle était mesquine, froide, presque étrangère. Dans Mommy , c’est l’inverse : nous avons probablement affaire à l’un des plus beaux rôles que l’on ait pu donner à l’actrice. La Diane « Die » Després est peut-être parfois rustre, d’une culture très populaire, mais elle est redoutablement intelligente, profondément aimante et humaine. Au sortir de la salle, l’envie de prendre Anne dans ses bras est terrible, tant l’amour exprimé est poignant et dévastateur — on se le prend en pleine figure. Toute objectivité s’évapore et on ne parvient plus à faire la différence entre la femme, faite de chair et d’os, qui répond aux interviews et le personnage que nous aimerions envers et contre tout retrouver en rentrant chez nous et à laquelle nous aimerions nous aussi offrir un collier « Mommy ». Au-delà de l’interprétation, il y a ici une incarnation terriblement émouvante. Le jeune réalisateur a ce talent de chaque fois imaginer, parfois en une nuit (les Amours imaginaires), le rôle qui permettra à son acteur de se surpasser, pour notre plus grand plaisir (même lacrymal).
Le constat vaut également pour la tout aussi jubilatoire Suzanne Clément. De Laurence Anyways, où elle joue le rôle exceptionnel d’une amante tiraillée et parfois hystérique, à Mommy, où elle endosse le rôle de Cayla, bègue, timide, comme effrayée d’être heureuse, elle fait elle aussi un grand écart de composition.
Le cinquième film de Xavier Dolan est un véritable concentré de prestations hors du commun de ses acteurs fétiches. La révélation (le mot est presque trop faible pour ce jeune acteur plus que fantastique) d’Antoine-Olivier Pilon confirme, une fois de plus, que Dolan a l’œil pour le génie. L’acteur interprète Steve, le fils d’Anne Dorval, victime de TDAH, violent, impulsif et tellement amoureux de sa mère qu’il ne la voudrait que pour lui. Il est effrayé à l’idée qu’un jour elle ne l’aime plus, fait tout ce qu’il peut pour elle, parfois hors des limites de l’acceptable mais rien n’y fait : il ne peut lutter contre ces crises imprévisibles qui ruinent le binôme de l’intérieur, aussi bien économiquement que psychiquement.
Le réalisateur québécois termine là son « cycle des amours impossibles » avec une relation qu’on voudrait éternelle mais qui, malheureusement, est vouée à un échec déchirant. Étonnamment, malgré cette relation tragique, ou peut être grâce à elle, les sanglots surgissent à l’occasion d’instants de bonheur, réels ou fantasmés, qui font l’objet d’une mise en forme bien particulière, simple mais d’une poésie qui défie tout ce qui a été établis ces dix, vingt, cinquante dernières années.
La grande réussite de Dolan est de nous plonger dans un tel état de transe émotionnelle que le film, pourtant relativement long (et assumé comme tel), passe vite et de nous donner l’envie existentielle, aussitôt sorti de la séance, d’aller le revoir. Ces moments sont tellement rares dans une salle de cinéma que l’idée « Mommy » devient comme une drogue dure. Les scènes, les répliques, les hits passent et repassent en tête, impossible de s’en défaire, la seule solution est de céder à nouveau.
Ce dernier opus est très clairement le meilleur de ce « cycle ». Dolan, au-delà de ses aptitudes exceptionnelles, apprend de ses erreurs, sa seule école, pour s’améliorer encore et encore, aller toujours plus haut. Il fait fi du superflu et trouve ici l’essence même de son cinéma : social, humain, générateur de portraits et toujours (particulièrement dans ce dernier film) à la hauteur, au sens propre comme au figuré, de ses personnages, clé de voûte de son œuvre déjà accomplie.
C’est sans doute cela qui est générateur de tant d’émotions pas du tout perverties. L’image serrée, il nous oblige à regarder les yeux dans les yeux ceux qui, a priori, seraient sujets à mépris. Au contraire, cela les magnifie. On ne peut pas dire péjorativement que nous sommes mis « à leur hauteur » mais plutôt que nous sommes avec eux, au cœur même de leur vie, de leur essence, de leur existence. Le film rassemble autour d’un épicentre commun ces personnages plongés dans un séisme humain.
C’est en effet l’amitié le véritable propos du film. Celui-ci prend réellement son envol quand se forme ce trio infernal, Steve, Die et Cayla, qui se promettent un avenir commun envers et contre tout, le sceau de leur relation étant une photo prise à bout de bras, imprimée et collée au mur, dans une danse d’une beauté pure sur On ne change pas. Tout un symbole, et pourtant la team est promise à un destin douloureux.
On pourrait encore écrire des pages et des pages sur ce film qui cache en lui une source inépuisable de découvertes mais aujourd’hui, en juger par soi-même n’est pas un droit, une possibilité mais un devoir, que l’on soit de sa génération ou pas. Le cinéma du xxie siècle est né cette année dans une banlieue québécoise, sous les feuilles mortes, entre deux ersatz de maison, et Dolan en est le maître. Disciples, propagez la bonne nouvelle ! Avec des phénomènes comme P’tit Quinquin de Bruno Dumont et Mommy, la résurrection est en marche et de belles choses nous sont enfin promises.
À suivre.