critique &
création culturelle
Cabane de Millie Duyé
Grandir en surface

Avec Cabane (Le Nouvel Attila, 2022), Millie Duyé pointe sa longue-vue sur une petite fille aventureuse qui, de l’enfance à l’âge adulte, hisse les voiles vers divers espaces, fictifs, réels, chancelants, momentanés ou pérennes, toujours striés par son vécu, les attentes sociétales et parentales.

Comme le titre peut le laisser suggérer, Cabane abrite diverses métaphores qui lézardent les pages de bout en bout. Celle du lieu que l’on fuit, habite, incarne, vide mais aussi celle des flots des relations familiales, amicales et amoureuses, sur lesquels voguer, lutter, partir à l’aventure, chercher à fusionner ou à se définir. Par le biais de ces images, la psychanalyse reste en surface, sans percées profondes et, pourtant, tout se devine et se ressent, parfois plus fort.

Du « bateau-mère » d’une enfance traumatique, la narratrice peine à larguer les amarres, alourdie par cette ancre que, petite, elle a avalée et qui, aujourd’hui, rouille au creux de son ventre. Sur le territoire de l’enfance régi par des lois indéfectibles, tantôt elle tente de protéger sa chambre, cet « abri temporaire […] au milieu d’un champ de bataille », tantôt elle navigue, avec son amie, sans but particulier, si ce n’est celui de fuir un lieu asphyxiant. Plus tard, un cap se dessine à l’horizon, hérissé par le désir d’ondulations, belles et légères : devenir un serpent des mers est d’abord une possibilité puis un leurre. Arrimée au bord, l’aventurière reste empêtrée dans les algues de son sentiment de culpabilité.

Le récit navigue au gré des pensées de cette capitaine attendrissante, à même de parfaitement symboliser notre mutabilité habituelle qui active les remous du revirement et de la contradiction. Ce premier roman offre une cabane à des parcelles poétiques entre lesquelles la narration louvoie sans gouvernail : les effluves répétitives d’une écriture en mouvement finissent de temps en temps par se dissiper pour laisser place à des contrées inédites qui font frémir le regard.

Cette traversée des étapes d’une vie prend les couleurs d’un parcours initiatique où grandir équivaut à quitter une tribu, ses règles et les marques laissées, pour en convoiter, étudier et en créer une nouvelle. C’est lorsque, pour la première fois, la narratrice observe des mains retournées – et non plus couvertes du vernis de la protection ou de la violence –, projetées sur le sol pour soutenir un poirier sur le « plancher magique » du théâtre, qu’elle entraperçoit « une nouvelle tribu » dans laquelle « on escalade la montagne […] la tête à l’envers pour ne pas voir la marche normale du monde » et on renoue avec son animalité. Celui qui attire son regard est « un lapin pris dans les phares » dont elle aime la « manière d’être au monde, en réserve mais profondément perméable ». Alors, à la manière de Montaigne, le drapeau de l’amitié se hisse au mât de la barque de la narratrice :

Aujourd’hui, je sais que c’est que l’amitié qui constitue les tribus. L’amour, on l’a bien appris de nos parents, est charmant le temps du voyage, mais ne charrie rien d’autre que des naufrages dans des eaux amères. Quand on arrive au sommet de l’arbre, je lui fais signer un pacte : nous ne sommes pas des domestiqués de l’amour, nous sommes des sangliers. Nous sommes indomptables. On se promet en tant qu’amis de ne jamais vieillir, de ne jamais devenir comme nos parents, noyés dans des torrents de larmes ou de médicaments. On prendra la vie du bon côté, du côté de l’enfance qu’on a reprise de force à l’âge adulte.

Évidemment, cette amitié se meut, évolue et se met à flirter avec d’autres frontières : la tribu  constituée fluctue, les peaux tiennent en place ou se relient. Une autre couture délicate, celle qui accole le monde de l’enfance et celui des adultes, est d’ailleurs étudiée de près : pour passer de l’un à l’autre, il faut les rendre perméables, voire les superposer un instant. Ainsi, dans un premier temps, il va sans dire qu’« on […] installe [des objets d’enfant] dans notre maison comme des adultes ». Cette étape du rite de passage émeut en ce qu’elle ne peut que résonner en nous.

Ponctuellement, une amusante réflexion sur le sens – premier ou double – d’une expression n’est pas sans rappeler les merveilleux détricotages de Francis Ponge . Elle souffle un vent de fraicheur sur le récit et aurait pu encore davantage régner.

Malgré le poids de l’ancre qui menace à tout instant de faire couler la capitaine, brille, durant deux instants suspendus, la lumière de deux découvertes-phares, douces et réconfortantes qui devraient s’étendre plus longuement sur les flots. Le bateau, moyen de transport privilégié de ce voyage, toujours réduit à son seul usage utilitaire, se fige un instant et révèle son potentiel sécuritaire lorsqu’on le retourne. De la même manière, la recherche d’une tribu change de direction et se retourne vers sa chercheuse, puisqu’elle peut se loger en nous :

On peut bien être tribu à soi-même. On peut bien, par soi-même construire une cabane ouverte sur le reste du monde.

Refermer la porte de cette cabane laisse un drôle de sentiment : aurait-il fallu embarquer plus tôt, rester plus longtemps à bord ? Les oscillations émotionnelles de la narratrice continueront de nous faire tanguer.

Même rédacteur·ice :

Cabane

Millie Duyé

Le Nouvel Attila, 2022

152 pages