critique &
création culturelle

Calembours et réminiscences

au Pub d’Enfield Road

L’auteur belge Rossano Rosi signe pour Les Impressions Nouvelles son nouveau roman, Le Pub d’Enfield road , une épopée lyrique londonienne aux saveurs de stout et de madeleines. Entre apparitions du passé et pub décrépi, l’équilibre magique des mots sur la page, semant pistes et indices, nous révèlent un récit nostalgique en quête d’une jeunesse perdue.

Professeur en fin de carrière dans un lycée belge, Raymond Raymont, à qui l’enseignement n’a pas apporté grand-chose – si ce n’est un désenchantement progressif et une mélancolie pour le moins permanente –, accompagne ses jeunes collègues pour un voyage scolaire dans la capitale anglaise. Armé de son Virginia Woolf et de sa veste Mackintosh, il compte bien profiter de ce voyage pour retrouver les traces d’un autre voyage, réalisé il y a quarante ans avec – croyez-le ou non – ses amis Rosencrantz et Guildenstern, et Irène, jeune femme mystérieuse avec son Barthes et son Leica toujours à portée de main. Alors que ses compagnons de voyage aux noms tout aussi énigmatiques que mythiques ont été remplacés par de jeunes collègues, amateurs de lait d’ornithorynque et de pédagogie active, les modernes vibrations du téléphone de Raymond, générées par l’arrivée de messages cruciaux, viendront se heurter à d’étranges apparitions du passé. À travers ses déambulations londoniennes, notre personnage sera forcé de ponctuer son existence de points d’interrogation, afin de parvenir à en mettre le point final.

Raymond Raymont est le personnage que la littérature, dans son acception moderne, avait décidé de nous dissimuler jusqu’à aujourd’hui. Outre son nom double, clin d’œil assumé au Humbert Humbert de Nabokov, ce professeur désenchanté a tout du héros (ou plutôt de l’anti-héros) littéraire : fumeur de pipe, mélancolique à souhait, un livre toujours dans la poche de son imperméable et les souvenirs de sa vie passée plein la tête. Comme une conséquence de ses errances en quête de « l’expérience authentique », le lecteur aura tôt fait d’affubler de l’étiquette de héros romantique ce Hamlet des temps modernes (Rosencrantz et Guildenstern ne sont-ils pas ses amis de jeunesse les plus proches ?), aux penchants nihilistes – tout comme son pendant shakespearien d’ailleurs. Mais au fil des pages, le masque tombe et la supercherie du « barbon barbant » est dévoilée : Raymond n’a-t-il jamais lu une seule des pages du roman qu’il garde précieusement dans sa poche ? Son nihilisme n’est-il pas seulement l’expression d’une sénilité naissante ? Plus proche de l’ inetto svevien que du prince Hamlet, son incapacité à cohabiter avec le présent (et le passé) pousse notre héros dans une quête inespérée de l’insaisissable. En saupoudrant son histoire de mythique et de merveilleux, Rossano Rosi en révèle sa cruelle réalité, sa vérité à dimension humaine.

Les nombreuses références littéraires et artistiques, tantôt surréelles, tantôt anachroniques, parfois les deux, parsemées çà et là tout au long du récit, dessinent une aura onirique autour de l’histoire de ces personnages et de cette ville pourtant bien réelle. Ainsi baigné dans un amas de renvois intertextuels, le lecteur navigue dans les pages du Pub d’Enfield Road avec la sensation délicieuse de pouvoir goûter à un monde où Charles Dickens et Hans Holbein se rencontrent, attablés à un pub. Et l’expérience mystique ne s’arrête pas là, des personnages et des lieux du roman émane une force enchanteresse cultivée par des noms, des apparitions mystérieuses et des coïncidences fantastiques, vouée à révéler la vérité sur le hasard des choses, sur ce professeur en fin de carrière contraint de faire les comptes avec sa vie, avec son amour, là où tout a commencé, dans un pub d’Enfield Road.

L’écriture, distillée et équilibrée, représente le principal indice dans ce jeu de piste menant à l’élucidation du mystère de ce voyage aux portes des souvenirs. « Au commencement était le calembour. Et ainsi de suite », en empruntant au maître de l’Absurde, Samuel Beckett, sa célèbre citation pour la placer en épigraphe, le Liégeois emmène d’emblée le lecteur dans son univers rocambolesque et ludique. Dès les premières pages, la couleur et le relief du récit dessinent les formes et les figures qui définiront l’histoire du personnage de Raymond, dont le nom n’est pas sans rappeler un autre génie de la Plume, auteur, en son temps, d’autres calembours. Et l’ Exercice(s) de style est réussi : pictogrammes, métaphores, anaphores s’enchevêtrent dans un chaos textuel jouissif ne demandant qu’à être lu (ou décodé) pour exister hors de la page. Si pour notre professeur Raymont « les vers sont des mots sur une page », alors que la prose « apporte un regard plus net sur le monde », le travail sur la langue orchestré par l’écrivain liégeois permet aux deux définitions de coexister.

C’est d’ailleurs là tout le génie de Rossano Rosi qui parvient à faire de son roman une fenêtre dans laquelle récit et texte se répondent, où prose et poésie ne font plus qu’un. « Ha. Tu ne peux pas nier que c’est beau ? » demande l’ami Rosencrantz, hypnotisé par la reproduction d’une œuvre de Constable sur la couverture d’un recueil de Keats, au jeune Raymond qui « au lieu de répondre, (…) tourna la tête et plongea son regard dans les beaux yeux d’Irène ». Le récit répond aux mots sur la page et le regard omniscient du narrateur coule à travers les paroles dessinées pour venir se solidifier en un miroir du monde de Raymond et de sa réalité. Parfois, le caractère graphique du texte même est abordé ouvertement. Outre les pictogrammes et les autres symboles utilisés, lorsque le narrateur nous confie que Raymond Raymont corrige « mentalement “Dieu” en “dieu” », il souligne d’une part la vision du professeur et d’autre part, le fait que chaque « mot sur la page », chaque majuscule (ou minuscule), italique ou point d’exclamation est l’expression d’une communication visuelle en soi, d’un travail presque choral auquel auteur, narrateur, personnages et in fine lecteur doivent prendre part. Cet aspect presque collaboratif et pluriel de l’écriture de Rossano Rosi est d’autant plus vrai qu’au fur et à mesure des pages, les personnages se révèlent dans leur humanité et leur universalité, nous obligeant ainsi à nous y identifier.

À propos des vers de poésie, Rosencrantz dit « C’est (…) leur raison d’être : se tenir loin. Il faut chercher nous à s’en rapprocher. Ou plutôt chercher à les saisir pour les rapprocher, ces vers, d’une réalité qui n’est pas la leur. (…) Ils demandent à vivre dans la langue et le regard du lecteur. ». C’est au lecteur qu’incombe donc la tâche d’en saisir le caractère universel et de voir dans le récit de Raymond une réalité plus grande. « Voici pourquoi » dit la deuxième épigraphe ouvrant Le Pub d’Enfield Road . Laissant à l’auteur de la Comédie humaine le soin de nous révéler que toute épopée humaine a ses raisons, Rossano Rosi signe une histoire, tout en prose et poésie, amère comme l’amour, déchirante comme la vie, vraie comme l’humanité. Et finalement, c’est tout ce dont nous avions besoin.

Le Pub d’Enfield Road

Rossano Rosi

Les Impressions nouvelles, 2020

176 pages