Carson McCullers / Suzanne Vega
Carson McCullers aurait eu 100 ans en 2017. Le plus bel hommage lui a sans doute été rendu l’année précédente par la grâce d’un magnifique album de Suzanne Vega, sortie de son silence pour redonner vie en 10 chansons 1 à ce météore de la littérature américaine, cette voix singulière venue du Sud des États-Unis, auteure de quatre romans inoubliables, d’un long récit et de quelques nouvelles.
Rappelons qui était Carson McCullers : née en Géorgie en 1917, elle publiera à 23 ans un roman d’une étonnante maturité qui reste encore aujourd’hui un classique du Southern Gothic : Le cœur est un chasseur solitaire , où des âmes se croisent et se partagent l’attention d’un même confident sourd-muet dans une communication à sens unique. Suivront : Reflets dans un œil d’or , où les pulsions secrètes vont s’affronter dans l’ambiance étouffante d’un fort militaire (le film qu’en tirera John Huston sera un échec immérité pour le réalisateur et le duo de monstres sacrés Liz Taylor/Marlon Brando) ; Frankie Addams , véritable double de l’auteure dans sa quête éperdue d’amour et de liberté (qui inspirera le film de Claude Miller L’effrontée ) ; La ballade du café triste , long récit mettant en scène un incroyable trio de « freaks » et L’horloge sans aiguilles , sombre illustration de la solitude et des divisions qui pèsent sur les êtres dans ce Sud ségrégationniste. Enfin, quelques écrits et nouvelles publiés sous le titre posthume Le cœur hypothéqué , sans oublier une autobiographie sans complaisance.
Le titre de l’album de Suzanne Vega est une référence directe au dilemme qui sous-tend toute l’œuvre de Carson McCullers : aimer ou être aimé(e). Car cette dernière était une femme libre incroyablement en avance sur son temps dans un Sud rétrograde. Femme-enfant adoptant un look vaguement ambigu de garçonne, libre avant tout dans sa pensée et ses amours, sans tabous, tombant régulièrement amoureuse de femmes dans sa quête de l’âme sœur, elle épousera cependant deux fois le même homme, Reeves McCullers, héros du débarquement de Normandie mais aspirant-écrivain frustré, contraint de vivre dans l’ombre glorieuse de Carson avant de se suicider.
Chaque chanson de Suzanne Vega se réfère soit à l’œuvre de Carson McCullers, soit à un épisode de sa vie mouvementée. Comme Carson elle-même, la songwriter américaine a procédé par illuminations, et chacune d’entre elles éclaire une facette de la personnalité si fascinante de l’auteure.
Quelques exemples, choisis de manière très subjective – car tout est magnifique – parmi ces dix perles de lumière.
La chanson Annemarie parle d’Annemarie Clarac-Schwarzenbach, que Carson rencontra en juillet 1940. Le coup de foudre fut immédiat : la riche héritière suisse morphinomane au look androgyne « promenant sur cette terre son beau visage d’ange inconsolable » (comme le dira joliment Roger Martin du Gard) lui apparaîtra comme dans un rêve éveillé et les deux femmes se reconnaîtront une gémellité d’âmes d’autant plus surprenante que leurs trajectoires furent très contrastées. I saw your face/I knew you’d haunt me/For all my life, fait dire Suzanne Vega à Carson avant d’ajouter : Rising above me/If you could want me I’d be/ No man’s wife . Carson dédiera à Annemarie son vénéneux deuxième roman, Reflets dans un œil d’or , au climat si trouble. Hélas, la superbe artiste aventurière mourra prématurément, à 34 ans, sans qu’elles puissent se revoir.
We of Me se réfère plus spécifiquement au roman Frankie Addams (dont seront tirés un film ainsi qu’une pièce qui triomphera à Broadway). Le titre évoque le besoin d’appartenance qui sommeille en chacun de nous, qu’il s’agisse d’appartenance à un être isolé, à une famille, à un groupe ou à une communauté. Dans le roman, dont le titre original est The Member of the Wedding , l’héroïne est une pré-adolescente qui, voulant fuir ce Sud immuable où elle s’étiole, est obsédée par le mariage de son frère et veut à toutes forces « appartenir » au couple qu’il forme avec sa fiancée. Car l’amour tel que le conçoit Carson McCullers n’est jamais l’amour-cliché que véhicule la tradition sentimentale. Il s’agit plutôt d’ « agapè », une sorte d’amour désintéressé et inconditionnel qui peut réunir deux ou plusieurs êtres. Une recherche destinée à briser la solitude intrinsèque de chacun, que l’on retrouve peu ou prou dans tous ses livres.
The Ballad of Miss Amelia est une allusion explicite à La ballade du café triste , récit volontairement grotesque racontant les démêlées d’une femme vigoureuse, voire hommasse, avec son ancien mari et un curieux petit bossu dont elle s’éprend, tout cela dans le cadre désespérant d’une petite ville du Sud. Twelve Mortal Men s’inspire de la coda du même récit pour épiloguer sur les 12 bagnards enchaînés que décrit Carson McCullers. Ils sont à plaindre mais au moins, contrairement à la pauvre Miss Amelia délaissée et cloîtrée dans une maison désormais silencieuse, ils partagent malgré tout quelque chose : le chant plaintif qui les unit ( 12 mortal men singing/In ecstasy and fear ) et la chaîne maudite qui les relie.
Titre d’une nouvelle autobiographique, Instant of the Hour After décrit les innombrables disputes entre Carson et son mari Reeves, tous deux sous l’emprise de l’alcool qui contribuera grandement à détruire le couple ( It’s y ou and me/My darling/ Trapped here inside of this bottle, drowning like flies ). Face à face impitoyable sur fond d’alternance amour/détestation, celle qui rythmera toute leur existence ( How I Love You/How I Loathe You ).
Mention spéciale pour Harper Lee qui met en musique quelques opinions littéraires exprimées au cours de sa vie par Carson McCullers, qui estimait malicieusement qu’elle avait « plus de choses à dire que Hemingway » et les disait « mieux que Faulkner ». Sa sincérité tantôt naïve, tantôt roublarde, fait souvent mouche. Ainsi, elle juge Virginia Woolf trop intellectuelle, manquant de chair (Virginia Woolf/She leaves me cold/I recognize the genius/But I’m twice as bold), brocarde Francis Scott Fitzgerald (my Sad Café/Is greater than his Gatsby), se moque gentiment de la longueur de la Recherche ( Marcel Proust goes on/And on and on and on. 7 volumes! ) , accuse Truman Capote de plagiat et se désole d’avoir eu moins de succès à Broadway que son ami Tennessee Williams, qui fut à son égard d’une fidélité indéfectible (Darling Tennessee Williams/It’s anybody’s guess/Why « Streetcar » made millions/And « Wedding » so much less).
Mais le refrain tourne comiquement autour d’Harper Lee, auteure d’un seul succès fracassant, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, dont la réputation lui paraît surfaite ( Yes from Harper Lee/We have seen and we’ve heard and/I’d like to kill more than just/That mocking bird ).
Quelques autres pépites viennent compléter l’album : Carson’s Blues , New York is My Destination , Carson’s Last Supper et, bien sûr, Lover Beloved .
Pour conclure, rappelons qu’adolescente, Carson voulait se consacrer tout entière à la musique, d’ailleurs omniprésente dans ses livres. La violence des crises de rhumatisme articulaire dont elle souffrira très tôt, et qui contribueront à ravager et abréger son existence, l’amèneront à renoncer à ce rêve pour se lancer à corps perdu dans l’écriture.
J’aime à penser que Suzanne Vega – dont l’identification avec Carson McCullers est non seulement artistique mais presque physique – lui a en quelque sorte offert par-delà le temps une revanche sur la vie, un fragment de carrière musicale, sublime cadeau pour un cœur solitaire affamé d’amour.