La vraie vie avec ses hauts et ses bas, le temps qui passe, ce qui nous lie et ce qui nous sépare, ce qui se casse et ne se répare pas. Avec Ce qu’il faut de nuit , Laurent Petitmangin signe un premier roman qui dépeint avec justesse et bienveillance la complexité des relations familiales, comment elles résistent aux épreuves de la vie.
Originaire d’une famille de cheminots vivant en Lorraine, ce cadre chez Air France passionné de littérature écrit depuis une dizaine d’années des bribes de textes qui ne se transformaient jamais en histoire complète. Pourtant, il s’était promis une chose : le jour où il terminerait un roman, il l’enverrait directement à une maison d’édition. À 55 ans, Laurent Petitmangin signe donc un premier roman publié en août 2020 à la Manufacture des Livres, ouvrage qui lui a valu plusieurs prix littéraires dont le prix Georges Brassens et le prix Stanislas du premier roman.
Les premières pages de Ce qu’il faut de nuit nous plongent dans la vie d’une famille modeste et sans histoire de Lorraine : un père, militant du parti socialiste qui travaille à la SNCF, une mère aimante qui souffre d’un cancer et enfin Fus et Gillou, leurs fils auxquels ils sont très attachés. Après avoir accompagné pendant de nombreuses années la « moman » dans sa maladie, ce père se retrouve veuf et doit élever seul ses deux enfants. Il doit donc trouver la force de faire de son mieux pour garder la tête hors de l’eau et continuer à vivre, grâce à l’amour familial. Les années passent, les enfants grandissent et deviennent de jeunes adultes. Puis les premiers désaccords apparaissent lorsque le père apprend que Fus s’est rallié à la cause de l’extrême droite. Ce militant socialiste vit le choix politique et idéologique de son fils comme une trahison, le lien entre eux ne sera plus jamais le même, quelque chose est brisé. Ces divergences politiques qui pourraient apparaître comme de moindre importance finissent pourtant par créer un véritable fossé entre le père et son fils. Les souvenirs heureux des bons moments partagés et de la vie de famille laissent place à la honte, la colère et la culpabilité : le dialogue père/fils est altéré.
Voilà comment on justifiait en moins de dix minutes de traîner avec l’extrême droite. Comment on se résignait à ce que son fils soit de l’autre côté. […] J’avais honte. Désormais on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait : mon fils avait fricoté avec des fachos.
Et pourtant, il n’y a pas d’affrontement direct entre eux, plutôt des non-dits et des silences récurrents qui s’installent. Chacun reste sur ses positions tout en tentant maladroitement de préserver l’autre.
On arrivait à vivre comme cela, en sachant, tant bien que mal. […] Fus et moi, on était en apnée, on se parlait sans se parler. On posait les pieds où on pouvait encore les poser. En respectant les quelques points qu’il fallait pour que la chose reste vivable.
Ainsi, l’auteur aborde des sujets intemporels qui restent pourtant d’actualité dans notre société contemporaine : l’absence, le deuil, l’amour d’un père pour ses enfants, l’amour fraternel, les conséquences d’un choix politique sur les relations familiales. La grande force de ce roman réside dans la capacité de l’auteur à mettre en lumière ces questions sans jamais se laisser aller à la caricature ou au manichéisme. Il s’intéresse à des sujets difficiles mais qui sont loin d’être marginaux dans le quotidien de certaines familles. Comment accepter les choix personnels de ses enfants lorsqu’ils divergent des valeurs qu’on a voulu leur transmettre, peut-on en avoir honte ? En tant que parent, est-on toujours responsable des erreurs de ses enfants ? L’amour parental et fraternel est-il vraiment sans limites, peuvent-ils traverser toutes les épreuves ?
Peut-être que c’était plus simple quand ce n’était pas son fils, qu’on pouvait montrer sa grandeur d’âme […]. Mais là, c’était mon fils. Tout ce qui lui arrivait m’arrivait. Et, pour cette raison, j’avais choisi de prendre mes distances.
Ce qu’il faut de nuit est finalement une simple histoire de vie présentée sans fioritures où rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, et où l’auteur n’hésite pas à présenter les faiblesses et les défauts de ses personnages; l’histoire présente un contexte social en l’état, volontairement non édulcoré. Cet aspect est renforcé par le type de narration utilisé par l’auteur au cours du roman. En effet, l’histoire se présente presque comme le journal intime où le père, en tant que narrateur, expose sa version des faits de manière intime, dans un langage familier. Le problème de cette structure narrative réside dans le fait qu’on ne parvient pas à cerner l’intention de l’auteur dans la première moitié du roman, l’accès aux seules pensées et réflexions du père ne permettant pas au lecteur d’avoir une vue d’ensemble. Néanmoins, cela ne fait que renforcer le sentiment d’empathie qui apparaît alors dans la seconde partie du roman où l’émotion atteint son paroxysme. Ainsi, le lecteur parvient à s’attacher aux personnages et à comprendre leurs différents points de vue.
Laurent Petitmangin plante en nous la graine de la réflexion et nous pousse à voir les choses sous un angle différent : les trajectoires de vie de chacun ne tiennent qu’à un fil, rien n’est écrit d’avance. Le cours d’une vie se joue à pile ou face, à certains moments décisifs : sans qu’on ne s’en rende forcément compte : ça n’arrive pas qu’aux autres.
…Que toutes nos vies, malgré leur incroyable linéarité de façade, n’étaient qu’accidents, hasards, croisements et rendez-vous manqués. Nos vies étaient remplies de cette foultitude de rien, qui selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards. « J’ai été là au bon moment », voilà ce que bien des gens comblés pouvaient confesser… Fus, lui, avait été là au mauvais moment.
Et nous, qu’aurions-nous fait à leur place ?