critique &
création culturelle

Clapton a tué ma femme !

Enquête loufoque et touchante sur la couleur locale liégeoise

Qui dit que le roman policier doit toujours être sérieux ou austère ? L'auteur des Recettes du polar sauce lapin (2016) revient avec ce qu'il définit comme un « roman de gare », une brève lecture entre deux stations, entre humour et engagement, références musicales et sauvetage du patrimoine. Un instantané désopilant et attachant du Liège contemporain.

Tout Liégeois qui se respecte se reconnaît dans les lignes évocatrices du nouveau roman de Guy Delhasse. Si Clapton a tué ma femme ! rend notre voyage masqué entre deux gares plus agréable, le professeur de religion Denis Lapierre, son protagoniste, voyage lui entre les cafés de la ville de Liège. À la demande de sœur Agnès, Lapierre enquête sur la mort de Rose Blondiau, « retrouvée sans vie sur le terre-plein en béton devant l'entrée principale de sa maison » à Tilff, en flânant entre un café serré à la Taverne royale , une Chimay au Bouquin et un concert au Blues-sphere . Si la méthode de ce détective paraît peu orthodoxe au premier abord, elle semble porter ses fruits et devenir plus qu'une enquête policière car elle emmène le lecteur à la découverte du passé et du présent de la ville, et aussi d'un futur peu rassurant.

La première force de l'ouvrage repose dans l'écriture idiosyncrasique de Delhasse qui lie sobriété (mais dans un seul sens du terme, comme un passage le démontre ci-dessous...) stylistique, humour et dérision en rappelant le style d'un autre auteur local du nom de Nicolas Ancion et son recueil de nouvelles Nous sommes tous des playmobiles (2007). Par la richesse de la simplicité individuelle et collective de ses personnages et de ce que Stéphanie Biquet entend par l'« insécurité linguistique » évoquée dans des associations de mots peu communes ou surprenantes, Ancion trahit une volonté d'assumer un parler local ou belge ou d'enrichir la langue française à travers ce patois1 . Néanmoins, Delhasse se démarque plutôt avec ce que l'on pourrait appeler une « fierté linguistique », locale et patrimoniale. Par exemple, dans un passage hilarant, les pavés de la cité ardente sont utilisés comme image, faisant office de guides ou de bittes d'amarrage pour le protagoniste dans un moment d'ivresse peu glorieux :

« Conclusions, après la dernière Orval et l'ultime Chimay : je suis bourré, juste bon à parsemer mes pas, oh laa tapage à Grandgagnage, Monulphe fait son mufle, les pavés semblent me tenir en laisse. Les portes vacillent, les portails se déportent dangereusement. J'ai mes pairs. J'ai rebattu les cartes. Je crois que sœur Bernadette fait partie du maquillage des faits. Oh laa, au secours, vite dans mon lit. »

Un autre passage souligne quant à lui l'engagement citoyen d'aujourd'hui en adoptant toujours un regard sarcastique, qui laisse tout de même entendre une certaine bienveillance :

« On aime les citoyens authentiques, les citoyens participatifs, les pro-actifs du « vivre- ensemble ». Et moi, je suis complètement intégré dans ce plan puisque je déploie chaque jour des énergies pour amener des jeunes filles à s'intéresser à la vie de Jésus. »

Loin de n'être qu'un nouveau topos littéraire, l'engagement citoyen est la seconde force du roman tant il agit en toile de fond dans l'enquête de Lapierre, qui souhaite sauver les dernières pierres de la vieille « maison Rigo », véritable symbole du patrimoine architectural liégeois. La nouvelle tour des finances, alias la « tour Dufric », symbole du progrès et de la mondialisation, devient la bête noire des personnages Mesdames et Messieurs Tout le monde qui luttent contre la « destruction de la mémoire » et de la vraie beauté de leur ville.

Clapton a tué ma femme ! est aussi un roman à propos du temps qui passe et nous dépasse. Le sarcasme et la sagesse douteuse du prof de religion se confrontent aux mouvements écologistes « bobos », et pourtant leur rendent hommage. Si Lapierre utilise les avantages des réseaux sociaux, il déplore aussi le slacktivisme qui en découle et ne se « content[e] pas de cliquer “je viens” » aux manifestations citoyennes mais « viens physiquement »2 . S'il peut paraître « dépassé », Lapierre incarne la charnière entre deux époques, une transition qui laisse des dommages collatéraux dont la nécessité est questionnée.

En toute simplicité et sans prétention, Delhasse dispose son protagoniste dans le fond d'un bar et lui autorise quelques réflexions philosophico-spirituelles passagères sur son époque, comme la suivante, qui réenvisage la vie et la mort :

« Nous sommes des séquences de vie. Nous passons plus de temps à ne pas exister qu'à être vivants. Encombrés de cadavres, de tombes, d'os blanchis, ma mémoire gît dans un cercueil de bois. Il faut repenser la mort, la retrouver et non l'éloigner comme nous le faisons dans nos mœurs aseptisés. »

Plus tard, l'auteur rappelle que Lapierre « sait ce que mourir veut dire » alors qu'il « apprend ce que survivre fait dire » à la plèbe contre les puissant(e)s Mesdames et Messieurs « Dufric ».

S'il convient de ne pas dévoiler les détails et résultats de l'investigation de Lapierre aux futurs lectrices et lecteurs, il faudra simplement souligner que Clapton a tué ma femme ! porte un regard drôle et rafraîchissant sur la réalité locale liégeoise, qui fait écho à une actualité bien plus globale. Une lecture qui ne prétendra pas rouvrir les cafés fermés mais vous permettra de vous évader pendant un instant dans les pensées loufoques et touchantes des personnages liégeois(es) de Delhasse.

 

Clapton a tué ma femme !

de Guy Delhasse

Murmure des soirs, octobre 2019
205 pages