Classement sans suite
Déconstruire la culture du viol par le théâtre
Spectacle reconnu d’utilité publique par la Commission communautaire française, Classement sans suite de la compagnie de Théâtre CreaNova, se penche sur le parcours des victimes de violences sexuelles de leur dépôt de plainte… à leur classement sans suite, pour 53% des cas en Belgique. Pièce de théâtre documentaire et outil pédagogique artistique, cette œuvre révolutionnaire informe, sensibilise et expose l’une des plaies les plus douloureuses de notre système : le fait qu’il soit possible de violer en toute impunité.
De par sa nécessité et sa densité informationnelle, Classement sans suite se présente comme une œuvre culturelle à part. Pour commencer, elle permet de debunker les préjugés participant à banaliser l’enjeu des violences sexuelles masculines : notions de consentement, culture du viol, « la double peine » des victimes ─ quand les plaignant·es font face à des mécanismes sexistes durant leur parcours judiciaire, le viol conjugal, l’amnésie traumatique, l’effet de sidération… Mais aussi et surtout les défaillances d’un système.
Pour dépeindre l’ampleur de cette problématique et agir comme un accélérateur de prise de conscience collective, cinq rôles symboliques prennent vie sur les planches : la victime (Griselda), l’agresseur (Vincent), l’entourage de la victime (Sophie), les associations qui accompagnent les victimes (Agnès) et les institutions judiciaires et policières (Enzo). Si chaque figure constitue une partie prenante dans le parcours judiciaire d’un dépôt de plainte, ces rôles incarnent également plus d’un an d’observations de terrain en étroite collaboration avec l’avocate pénaliste Caroline Poirée (jouant elle-même le rôle de Sophie sur scène ce soir-là). Pour éviter de basculer dans la représentation d’un profil type d’agresseur ou de victime, les acteur⋅ices déclinent leur jeu. Au fil des différents personnages interprétés par les acteur·ices, des cas de figure adaptables à toutes les couches sociales de notre société émergent et poussent le public à l’empathie, à l’esprit critique et aux prérequis de l’analyse systémique.
Avec très peu de moyens (une table, des chaises et une table de mixage), la pièce se veut donc aussi universelle qu’intemporelle. Bien que Classement sans suite ait pour vocation de prévenir et d’informer, elle réouvre indéniablement les plaies d’une société qui permet à des hommes de violer en toute impunité.
Il arrive que des pièces de théâtre réveillent la nécessité d’écrire une critique à la première personne du singulier (et avec ses tripes féministes !). Pour ma part, c’est le cas de Classement sans suite. En tant que personne engagée, je connaissais pertinemment ce pourcentage de 53% des plaintes pour violences sexuelles qui n'aboutissent pas à une condamnation. Ceci sans oublier les victimes n’ayant pas (encore) pris conscience des violences subies, ni celles pour qui la honte héritée de la culture du viol dissuade à porter plainte, quand ce n’est pas leurs proches ou l’agresseur qui s’en chargent, voire même le système judiciaire. Avant d’entrer dans la salle Dupréel à l’ULB, j’avais également conscience que l’écrasante majorité des auteurs de viols étaient des hommes ー la pièce nous rappelle d’ailleurs que dans la majorité des cas de violences sexuelles, la victime connaît l’agresseur et que, trop souvent, il ne se responsabilise pas vis-a-vis des violences sexuelles commises.
Comment ne pas bondir de son siège face aux duplications de violeurs symboliques portant tous le nom de Vincent, personnages fonçant têtes baissées au fond de leur déni (à l’aide de leur panoplie de justifications aberrantes) ? Je ne peux m’empêcher de constater que chaque condamnation repose sur une condition fragile et désespérante : les aveux des agresseurs. Comment ne pas bondir de son siège face au manque d’empathie et de responsabilité reflétant la posture majoritaire de ces agresseurs ? À moins que leur comportement ne soit qu’une mascarade lucide pour se tirer d'affaires, puisque la justice et la société le leur permet ?
Du rire jaune aux larmes déspérées
Dans son rôle d’agresseur multifacette, l’acteur Laurent D’Elia incarne avec justesse tant de réalités difficiles à avaler : « Elle a dit non, mais ensuite elle s’est laissée faire, donc elle a consenti » ou « Mais enfin Monsieur l'inspecteur, comment peut-on parler de viol puisqu’il s’agit de ma femme ? ». Plus communément admises, des blagues machistes sont également incarnées sur scène. Malgré la pluralité des trahisons masculines portées au théâtre, j’admets avoir ri jaune avec le public pour deux raisons : arroser les arroseurs et crucifier l’humour beauf une bonne fois pour toute. Impossible de détourner le regard des dommages collatéraux générés par banalisation du viol et des stéréotypes sexistes une fois situés de manière systémique sur les planches.
Bien que de plus en plus dénoncées, ces représentations délétères entachent depuis des décennies nos espaces publiques, médiatiques, culturels1, familiaux et intimes. En réponse à cette banalisation diffusée, Classement sans suite contextualise ces discours de manière limpide, pédagogique et inédite. Non plus banalisés ou isolés de la société qu’ils participent à détériorer jusqu’à l’impossibilité de rendre justice, ces discours renvoient indéniablement à la prise de responsabilité aussi bien individuelle, que collective.
Une autre forme de complicité est également dénoncée, celle des proches des victimes qui, sous couvert de bonnes intentions ー ou de lâcheté déguisée, choisissent d’encourager leurs filles, leurs amies, leurs sœurs, leurs mères, leurs cousines, leurs nièces, leurs petites-filles à se résigner. En les exhortant à passer à autre chose, pour préserver à tout prix les apparences ou en refusant carrément de se positionner, ces comportements participent eux-aussi à la culture du viol et à l’impossibilité de prendre en charge les victimes dignement.
Dans le cadre d’un rapport de force se traduisant par des violences sexuelles, la pseudo neutralité de l’entourage participe à la légitimation du viol : « Je trouve qu’elle devrait aller un peu dans son sens, c’est un homme, il a besoin d’assouvir ses pulsions et ses désirs », s’exclame par exemple Sophie-qui-représente-l’entourage, au sujet d’une victime de viol conjugal. Comme le rappelle le personnage d’Agnès, en incarnant la voix des associations accompagnant les victimes, la honte est encore et toujours du mauvais côté et doit absolument changer de camp !
En tant que témoin des violences machistes, victime collatérale de la culture du viol, mais également en tant que travailleuse jeunesse consciente de la culture de l’inceste2 découlant de la culture du viol, j’ai également versé des larmes. « Je me souviens que je me voyais là, avec lui, spectateur·ice de ce qu’il se passait, je regardais la scène d’en haut, du plafond ou du ciel, en tout cas de loin, de si loin, de si loin que je ne risquais rien. », explique Griselda, incarnant à ce moment-là le témoignage d’un·e enfant incesté·e. Ces auteurs ne sont pas des monstres. Ce sont nos pères, nos oncles, nos conjoints, nos voisins, nos frères, nos fils, nos grands-pères, nos collègues, nos voisins, nos idoles et nos dirigeants politiques3.
L’amnésie post traumatique : ce mécanisme de survie encore incompris
Pour susciter l’empathie du public vis-à-vis de l’amnésie traumatique4 des victimes de violences sexuelles, Classement sans suite a opté pour un procédé théâtral expérimental. En jouant volontairement un conflit musclé entre les acteurs et les actrices au sujet des thématiques traitées par la pièce, le récit semble alors basculer dans la réalité et non plus dans la fiction. Ainsi, le ton monte d’un cran pour choquer le public, avant de marquer un intermède. Troublé par cet échange fort en décibel, l’équipe théâtrale en profite pour questionner directement le public : dans un tel état de sidération, serait-il capable d’évaluer le temps écoulé depuis leur arrivée dans la salle ? Pas sûr.
Grâce à cette scène de dispute précédant l'intermède, l'équipe prouve, de manière détournée, à quel point une scène violente déstabilise et peut provoquer la mémoire traumatique. Si le public peine à évaluer le temps écoulé après un léger choc fictionnel, comment imaginer qu’une survivante de violence sexuelle puisse restituer son témoignage avec exactitude ? Bien que cette démonstration théatrâle soit sans commune mesure avec les traumatismes vécus par une personne victime de viol, cette scène permet au public d’appréhender ce que peut représenter la mémoire traumatique.
Le dépôt de plainte se concentrant essentiellement sur les faits, la mémoire traumatique expose donc la victime à la remise en doute de son témoignage. D’autant plus si les commissariats ne sont pas formés correctement aux conséquences traumatologiques générées par les violences sexuelles. Sans oublier ces questions purement procédurières susceptibles de culpabiliser et heurter la victime si leur raison d’être n’est pas correctement expliquées : « Comment étiez-vous habillée ? Souhaitez-vous vous constituer en personne lésée ? ». En montrant la confusion de la plaignante face à ces questions, Classement sans suite souligne le manque de pédagogie et de considération des victimes.
Classement sans suite, une lumière dans l’obscurité
Malgré ces parcours judiciaires sans suite semés d’embûches, nous avons pourtant été préservé·es. Par la posture universelle incarnée par les acteur·ices, Classement sans suite contourne l’existence du cumul de discriminations spécifiques et prend ainsi le risque d’invisibiliser une dimension plus intersectionnelle5 de la culture du viol : l’ajout des discriminations racistes, validistes, adultistes et LGBTQIA+phobes qui peuvent se superposer. Sans oublier ce que la pièce ne montre pas, mais que le public peut imaginer : la description des violences crues, des coûts financiers engendrés par les procédures entreprises, sans oublier les cheminements de reconstruction que les survivant⋅es déploient lorsque la justice leur fait défaut.
Consciente de ces angles morts laissés sans suite afin de pouvoir toucher le plus de monde possible (et à juste titre), il m’est difficile de réfréner une posture plus radicale. Comment ne pas évoquer toutes ces essayistes féministes misant sur l’autodéfense et la sororité pour survivre à ces multiplicités de violences et d’injustices ? Qu’il s’agisse de Virginie Despentes au sujet de la légitime défense, dans son essai King Kong Theory : « Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force, alors que cette même société m’a inculqué l’idée que c’était un crime dont je ne devais pas remettre » ou encore de l’essai Sœurs de plainte, une enquête intime sur les liens de co-victimes de l’autrice Alizée Vincent (éditions Stock, 2024).
Cela étant dit, comment pourrais-je tirer une balle sur l’ambulance, alors que cette pièce parvient à rendre accessible au grand public des concepts d’utilité aussi vitale, que sociétale. Ovni théâtral au sein d’un monde patriarcal pourri jusqu’à la moelle, Classement sans suite représente réellement une lueur d’espoir dans l’obscurité. Révolutionnaire, informatif et responsabilisant, l’existence d’un tel projet décloisonne enfin la sensibilisation des milieux engagés ou militant, pour agir en tant qu'accélérateur de prise de conscience.