Comment dire les oiseaux ?
Autrice confirmée dès son premier roman, Nicole Malinconi prouve encore une fois sa géniale humilité à travers ce texte d’où elle tente de s’effacer afin de faire place aux oiseaux de chez nous. Le résultat, illustré par les gommes de Kikie Crèvecoeur, est paru cet automne chez Esperluète sous le titre Poids plumes .
à l’affût
Nicole Malinconi déplie une chaise, s’installe dans un jardin et scrute les buissons, les branches, les clôtures, les graviers. Elle cherche les oiseaux, lesquels lui fourniront la matière première de son prochain livre. Son regard balaye l’horizon, à l’instar de jumelles magiques qui translittéreraient le langage naturel en langage humain. Car c’est bien là son projet, ni plus ni moins : rendre compte de ses observations de la façon la plus juste possible, c’est-à-dire tel que ni le rouge-gorge, ni la mouette ne les renieraient.
Dans Poids plumes , se succèdent des instantanés. Ceux-ci peuvent aussi bien concerner un individu particulier, un groupe d’oiseaux ou une pratique répandue parmi cette espèce. Le vol, le nid, la toilette, le chapardage des restes du marché, autant de scènes familières décrites sous l’œil attentif et amusé de la romancière. Et quand celle-ci replie bagage après de longues heures de guet, c’est pour mieux s’immerger dans ses souvenirs et y plonger le lecteur à sa suite.
des noms vulgaires
Éloigné de toute prétention scientifique, ce recueil de textes cherche plutôt à convoquer un attachement, une certaine curiosité, une volonté de rencontre que les hommes ont toujours maintenue par rapport aux oiseaux et dont le meilleur témoignage se situe peut-être à l’intérieur de la langue. Suffirait-il d’observer les noms d’oiseaux pour se rendre compte que ceux-ci ne relèvent pas de l’insulte mais de la déclaration ?
C’est en tout cas ce que laisse entendre la dédicace fournie qui ouvre l’opuscule :
À la Perdrix grise, à la Perdrix rouge, à la Grive musicienne, au Bruant jaune, au Guillemot, à la Farlouse, à la Bouscarle, à la Grive de gui, à la Chouette hulotte, à la Chouette chevêche, au Traîne-Buisson, à la Fauvette effarvatte, à la Grande Charbonnière, au Moineau friquet, à l’Alouette Lulu, aux Freux, à la Draine des pommiers, au Pipit des arbres […]
Quel soin scrupuleux l’homme a mis dans la forme de ces noms qui en appellent aux couleurs, aux mœurs, aux habitats, à l’apparence générale ou aux chants de ceux qu’ils concernent ! En eux-mêmes, déjà, ce sont des poèmes. Ces noms-là ne prétendent pas dominer le monde naturel en le réduisant à une taxonomie lugubre de précision. Ils se mettent à son écoute, humblement, et trahissent par leur variété l’enchantement de générations entières. C’est dans ce fond que puise Nicole Malinconi pour tracer furtivement la silhouette de ceux dont la présence, chaque jour, se fait plus discrète.
intranquille
« Maintenant, le matin, on entend plus que les moteurs des voitures. » C’est dit en passant, avec la blancheur d’un style qui a fait ses preuves. Prendre ce livre pour un manifeste écologiste serait tiré par les cheveux. Pourtant, pourtant, pourtant. Il me semble qu’on retrouve, plusieurs fois dans ces pages, la nostalgie d’une sensibilité en train de se perdre, d’un lien se dénouant progressivement. La rapidité et la complexité de notre époque ne permettraient-elles plus de transmettre cet héritage mentionné plus haut ? Qu’est-ce qui pousse encore les hommes d’aujourd’hui à se retourner sur leur environnement, si ce n’est la peur égoïste de disparaître avec lui ?
Nulle urgence dans les mots de Malinconi, mais une intranquillité 1 . Ses descriptions ne sont faites que d’apparitions. C’est obligatoire puisque tout un chacun sait qu’il n’y a jamais le temps de dresser le portrait d’un être aussi vif et occupé qu’un moineau. À peine le verrait-on disparaître s’il venait à s’éteindre. Les gravures sur gommes de Kikie Crêvecoeur suivent ce rythme, croquant avec une netteté impressionnante le mouvement bruissant du peuple avicole. Illustratrice et autrice se répondent, chacune avec leurs armes, à travers la page. Leur échange, on le devine, est tout entier concerné par l’impossibilité de fixer une impression sans la trahir.
& poreuse
Et justement, comment fixer une impression sans la trahir ?
Apparemment, un manuscrit de Jean Santeuil témoignerait de la facétie de Proust à ce sujet. « Le livre n’a jamais été fait, il a été récolté », y écrirait-il2 . C’est une jolie façon de résumer une ambition que partagent beaucoup d’auteurs, dont Malinconi : celle de l’effacement. Cette volonté s’illustre notamment dans son recours constant au pronom « on » – indéfini, neutre –, alors même qu’elle nous conte un souvenir qui lui est propre. Comme l’observe très justement Michel Zumkir, écrire revient alors à « être poreux pour qu’en soi pénètre la matière qui fera le livre »3 . Dans le cas de Poids plumes , le chercheur en vient même à « rapprocher Nicole Malinconi des oiseaux qu’elle décrit »4 , poussant la logique de l’effacement jusqu’à la substitution magique de l’auteur à son sujet.
Du chant des oiseaux à leur murmuration, jusqu’au silence qui les menace, l’écriture de Nicole Malinconi ne transforme rien, elle compose. Pareil en ce sens aux Catalogues d’oiseau de Messiaen – auquel elle a déjà consacré un récit –, les mots se font notes et les notes deviennent sons pour finir par retrouver magiquement leur état de nature. Tout ce qu’on peut en dire, par opposition, pécherait par excès d’artificialité. Il ne reste plus donc qu’à se taire et à vous inviter à découvrir les oiseaux dans le texte .