critique &
création culturelle

Helmersstraat de Marens Van Leunen

Collections accidentelles

Dé/nicher #3

Les 28 photographies qui composent la série en noir et blanc Helmersstraat de Marens Van Leunen présentent tour à tour des objets du quotidien, disposés de manière insolite, toujours dans le même intérieur. Parfois, le propriétaire de ces biens apparaît furtivement sur l’image, sans jamais révéler son visage. L’œuvre peut se retrouver en ligne sur le site de l’autrice, sur papier dans une publication éponyme, mais a également fait partie d’une exposition collective des artistes diplômé·es du KASK (l’Académie royale des beaux-arts de Gand) en juin dernier. À cette occasion, j’ai pu non seulement m’immerger dans l’univers d’Helmersstraat, mais aussi rencontrer Marens et lui poser toutes les questions que son projet a fait naître en moi.

Nous sommes le 29 juin, le soleil brille, la pluie est imminente. Je suis venu à Gand avec uniquement un t-shirt sur le dos et je comprends en franchissant le portail de l’entrée que le KASK est une école, mais aussi un labyrinthe. Heureusement, l’œuvre qui m’intéresse se situe au rez-de-chaussée. Elle occupe un espace restreint, qui se situe dans le prolongement d’une pièce en U plus spacieuse où des instruments de musique en bois peint s’épanouissent.

Accrochés dans de simples cadres, eux aussi en bois, les clichés en noir et blanc de la série Helmersstraat représentent un monde clos, peuplé d’objets identiques rassemblés en de curieux inventaires. Ici, les télécommandes empilées sur le canapé s’élèvent dangereusement le long de l’accoudoir ; là, ce sont des chaises posées sur un lit et imbriquées les unes dans les autres qui menacent de flancher. Et puis tout à coup, une silhouette humaine se découpe au milieu de ce bric-à-brac. D’abord, on aperçoit deux jambes sous un bureau encombré de lampes, puis un bras caché derrière le plateau d’une table, puis le reste d’un corps dont on ne verra jamais le visage. Dans la salle d’exposition, d’autres photographies sont posées sur le sol, retournées vers le mur, gardant jalousement leur secret, dans l’attente peut-être d’être elles aussi un jour révélées.

Quand Marens et moi nous asseyons dans la cuisine pour échanger sur son travail, je lui dis d’emblée : « Je vais être frustré, j’ai trop de questions et trop peu de temps. » Une heure d’interview suivra.

Tout d’abord, je voulais te féliciter pour ton diplôme. Quel a été ton parcours pour en arriver là ?

Merci beaucoup. J’ai d’abord étudié à Utrecht où j’ai obtenu un Master intitulé « Fine Art and Design in Education » durant lequel j’ai appris à développer une pratique artistique autonome, mais aussi à enseigner. Après mon diplôme, j’ai travaillé en tant que freelance et éducatrice avant d’étudier la photographie à Gand. J’avais envie de me spécialiser dans un domaine après avoir exploré pas mal de choses. Vu que mon travail tournait déjà beaucoup autour de l’image, ce choix s’est imposé.

Comment pourrais-tu décrire ton travail de façon générale ?

Cela me prend souvent beaucoup de temps avant de comprendre la direction dans laquelle je vais artistiquement, mais j’ai remarqué que certaines choses revenaient fréquemment dans mes photographies. Par exemple, le quotidien est toujours le point de départ. Je suis inspirée par mon environnement direct, c’est- à-dire les espaces domestiques comme mon appartement ou la maison dans laquelle j’ai grandi avec mon père. Je suis aussi intéressée par le folklore et les récits populaires, comme les contes. Pour moi, l’aspect poétique, voire magique, de ces traditions et les choses très concrètes, presque ennuyeuses de la vie de tous les jours, sont liés.

Le projet Helmersstraat porte le nom d’une rue à Amsterdam, mais les photographies que tu présentes sont uniquement des photographies d’intérieur. Peux-tu nous parler de ce lieu ?

Il s’agit de la maison dans laquelle j’ai grandi. Entre nous, on l’appelle toujours « Helmersstraat » même si techniquement c’est le nom de la rue. Mon père s’est installé là dans les années 80. Au début, il squattait l’endroit, ce qui n’était pas si marginal que ça à l’époque, puis il a signé un contrat et commencé à payer un loyer. Il est aujourd’hui encore locataire, mais les propriétaires ont changé et veulent maintenant tout rénover. Ils voudraient clairement le voir partir, mais lui s’obstine. Quand j’ai appris qu’il allait peut-être se faire déloger temporairement en décembre 2022, je me suis dit qu’il fallait absolument que je garde des souvenirs de cet endroit. J’ai commencé à travailler dès octobre, mais finalement la date de lancement du chantier n’a cessé d’être postposée. Le projet a perdu un peu de son urgence, mais c’était sympa de vivre cette expérience avec mon père.

Est-ce lui qui apparaît sur tes photographies sans qu’on ne voie jamais son visage ? Pourquoi ce choix ?

Oui, c’est mon père. Je ne sais pas trop quoi en dire. [rires] J’ai décidé de créer ces mises en scène parce que j’ai l’impression qu’il est plus à l’aise comme ça que devant l’objectif. Mon père a toujours aimé être entouré d’objets qu’il trouve esthétiquement plaisants, même si je ne peux pas le qualifier d’accumulateur compulsif ou de collectionneur. S’il trouve une lampe, une table ou un sofa de qualité, qui convient à ses exigences, il va l’acheter en plusieurs exemplaires, soit pour le mettre dans plusieurs pièces de la maison, soit pour l’offrir.

Les choses très pratiques sont pour lui une façon de montrer son affection. Pour me montrer qu’il se soucie de moi, il va par exemple me demander si je veux une nouvelle lampe ou si mon vélo n’a rien de cassé. Cela peut paraître matérialiste, mais c’est la façon dont il fonctionne et je l’accepte. En photographiant ses objets, j’espère avoir trouvé une manière de parler de lui, mais aussi de nos relations familiales parfois compliquées.

À propos de matérialisme, les images qui composent la série montrent des objets qui ont l’air neufs, inutilisés, empilés les uns sur les autres et prêts à être vendus. Peut-on parler d’une sorte de fétichisation des commodités ?

À la base, il n’y a pas de volonté de faire une collection de la part de mon père, mais accidentellement, c’est ce qu’il s’est produit. Mes photographies font ressortir une structure qui, sans elles, ne serait pas visible. Je sais que mon père utilise ces objets dans sa vie de tous les jours. Ils ne sont pas spécialement sanctifiés, puisque justement ils sont remplaçables. L’attachement sentimental qu’il leur porte n’est pas clair. En revanche, on pourrait se demander si un seul homme a vraiment besoin de tout ça !

D’ailleurs, mon père a différentes phases : parfois il se lasse de certains objets et les revend en ligne sur Marktplaats, l’équivalent d’eBay aux Pays-Bas. Quand j’ai quitté Helmersstraat à 19 ans, je me souviens par exemple qu’il a commencé à acheter des tables rondes alors qu’il avait toujours possédé des tables carrées. Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, mais je me suis demandé par après si ça voulait dire quelque chose. Mais je crois que les êtres humains ont tendance à chercher des significations à tout en général. [rires]

Effectivement, la publication qui accompagne l’exposition montre des captures d’écran du profil Marktplaats de ton père où on retrouve les objets qui apparaissent sur tes photographies. Comment t’est venue cette idée ?

C’est venu assez tardivement. Au début, je cherchais simplement à capturer un souvenir de ce lieu, de ces biens, de mon père. J’ai décidé d’empiler des objets pour créer des sortes de sculptures temporaires. En consultant son compte Marktplaats qui existe depuis 2007, je me suis rendu compte de la correspondance entre mes photos et les siennes. Ce qui est marrant, c’est que lui aussi met parfois en scène ses objets de manière amusante. Par exemple, il va photographier un casque pour écouter de la musique autour d’une tasse ou d’une sculpture.

Il y a des liens intéressants entre nos deux pratiques. Lui et moi n’avons pas le même but en prenant ces images, mais finalement nos deux créations participent à un marché. Le marché de l’art dans mon cas, celui de la seconde main dans le sien. Je réfléchis beaucoup à ces questions pour l’instant. Sur mon site, les photographies d’Helmersstraat sont mises en vis-à-vis avec sa page Marktplaats.

Récemment, j’ai commencé à proposer aux acheteurs potentiels d’acquérir un original d’une de mes photographies accompagné de l’objet qu’elle met en scène, qui lui sera vendu sur Marktplaats. C’est une façon de ne pas les séparer et de poursuivre la collaboration avec mon père. C’est un projet en cours qui continue de me questionner, j’y découvre tout le temps des nouvelles strates.

NDLR : du 10 mars au 19 mai 2024, Helmersstraat est à découvrir au centre culturel de Hasselt1 dans l'exposition Opus One '23. Cette exposition rassemble les meilleurs travaux finaux en photographie de l'année précédente d'étudiants en photographie de Flandre et de Bruxelles.

Même rédacteur·ice :

Helmersstraat

de Marens Van Leunen

2022 - 2023

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