À la croisée de plusieurs vies entremêlées, entrant dans l’ordinaire dans ce qu’il a d’extraordinaire, dans ses plus grands bonheurs (l’amour, les naissances, les affinités inexplicables), comme dans ses malheurs absurdes (l’infirmité, la maladie, la mort), D’autres vies que la mienne réalise l’objectif donné en titre : proposer un récit de vies rencontrées. La pièce est une adaptation du roman d’Emmanuel Carrère, où celui-ci recueille des histoires de vie de son entourage.
Le récit débute au Sri Lanka, où les vacances languissantes d’Emmanuel et Hélène se transforment en cauchemar lorsque la terrible vague déferle et emporte des vies avec elle.
Le couple de narrateurs voit une famille de leur entourage y perdre leur enfant, tandis qu’eux-mêmes apprennent en rentrant en France le cancer de Juliette, la petite sœur d’Hélène. Confrontés à l’image de la mort à si court intervalle, on ne peut s’empêcher de comparer la mort brusque mais rapide d’un accident à celle lente causée par un cancer. Dans les deux cas, une interruption brusque du quotidien pour se confronter à la mort, avec un avant/après qui nous fait nous questionner sur ce que serait une vie réussie, si elle venait à s’arrêter subitement. Avec en fond l’affirmation de l’auteur : « Si on savait à quoi on s’expose, on n’oserait pas être heureux ». Une déclaration que chaque personnage reprendra à son tour, démontrant cependant de manière implicite que le bonheur est présent même dans les moments sombres, et qu’on ne peut s’en garder. Comme le dira Juliette elle-même : avec le temps, son mari se remariera, et sa mort n’empêchera pas ses filles d’être heureuses. Juliette, c’est aussi l’affirmation que la vie est injuste et qu’on aurait pu en avoir une autre, qu’on est fatigués, et que pourtant on aime cette vie et qu’elle est somme toute réussie.
La vie, ce sont aussi des doutes, de la lassitude, et des événements chocs qui nous mènent à prendre des décisions ou nous poussent à l’acceptation. Nous l’illustre encore une fois Juliette, qui avait déjà eu un cancer à l’adolescence, une expérience dévastatrice et constructrice à la fois. Cet événement dirigea le reste de sa vie : son implication dans ses études de droit, sa rencontre avec son mari (un homme doux, pas aussi brillant qu’elle, mais quelqu’un de fiable, ce dont elle avait besoin à présent), jusqu’à sa rencontre avec son partenaire professionnel, juge lui aussi. Boiteux, lui aussi. Drôle de duo que la vie mena à réunir : une amitié entre deux juges, tous les deux boiteux et cancéreux… et à la fin, l’un meurt. Drôle d’histoire. Et pourtant, elle est vraie, inspirée de l’expérience personnelle d’Emmanuel Carrère. Le jour même de la mort de Juliette, la famille est invitée chez ce fameux juge, ancien ami et collègue de Juliette, qui va se remémorer les histoires avec cette dernière, mêlant souvenirs privés et description de la fonction qu’ils exerçaient. Un mélange de registres romanesque, où le juge évoque le fameux duo des deux juges infirmes défendant la juge et l’orphelin… qui dans sa version moderne, consistait à défendre des familles démunies et surendettées contre de gros établissements de crédits.
Les histoires se déroulent une à une avec fluidité, on tire sur les fils et on en décroche d’autres, qui nous amènent sur le chemin de tant de vies croisées, toutes portées par deux acteurs de talent, Xavier Campion et Stéphanie Van Vyve. Le décor est sobre, sans accessoire, le tout pour sublimer ces récits. Malgré les malheurs rencontrés et le tragique latent, les personnages sont colorés et porteurs d’espoir. Le spectateur est étrangement à la fois horrifié par les séries tragiques qui lui sont exposées, mais également porté par une douceur et un espoir qui font de ce moment théâtral une vraie expérience cathartique. Au travers des vies exposées, le spectateur ressent un panel d’émotions larges et s’identifie à des situations différentes de la sienne, proposant une expérience pleinement humaine qui ne peut laisser indifférent.