critique &
création culturelle

De mon plein gré

C’est improbable que nous disions un jour…

De mon plein gré, présenté à La Balsamine, est l’histoire d’un viol lesbophobe. Réflexion sur la culpabilité, qui se place rarement au bon endroit, le spectacle nous rappelle que quand on est queer et sexisée, cette culpabilité nous est carrément enfoncée dans la glotte à la naissance. Inspiré de son vécu, le roman De mon plein gré de Mathilde Forget a été adapté avec intelligence au théâtre par Jessica Gazon.

Dans la pièce De mon plein gré, à un moment il y a un jeu. Le jeu, c’est de dire un truc du style « c’est improbable que je dise un jour… » et puis de continuer. Par exemple, c’est improbable que je dise un jour : « J’ai inscrit le deuxième au badminton. » Jusqu’ici c’est rigolo. Et puis on en arrive à c’est improbable que je dise un jour : « Vous parlerez à mon avocat. » Sur scène, cependant, il y a un avocat, un type ridicule, content de bosser sur une histoire sordide. Alors nous comprenons que la vie est faite de plein d’improbables. Des trucs impensables arrivent et on appelle son avocat. Ces faits sont atroces mais aussi presque cocasses par leur absurdité : il est violent de réunir ces deux vérités et c’est à cette agression qu’on s’adonne sur scène.

© Nova Lov

Cette chronique sera faite de « nous » et de « on ». On y confondra personnages et public. C’est parce que l’impensable arrive et qu’on ferait bien de le regarder en face, depuis nos yeux à nous, pas celleux d’autres victimes et d’autres bourreaux. Le truc impensable que raconte cette histoire, c’est d’abord une culpabilité. La culpabilité de la victime qui, en dénonçant le crime, le fait apparaître. Le truc impensable c’est d’être née coupable. D’être née lesbienne, d’être née meuf ou de l’être devenue ou de l’avoir été, on s’en fout, d’être coupable par essence, c’est tout. Le truc impensable, c’est d’arriver au commissariat parce qu’on s’est fait violer et de devoir tout reprendre depuis le début, des dizaines de fois, tandis qu’un flic tape len-te-ment sur son clavier. Un flic qu’on appellera « major », un flic qui nous parle comme un parent et qui nous demande de répéter quinze fois ce qui nous est arrivé, parce que c’est pas clair. Major qui nous dit : « S’il avait sa main dans votre bouche, il ne vous tenait pas. » On la répète en boucle cette phrase, on la visualise bien. La main comme un crochet dans la gueule d’un poisson. « S’il avait sa main dans votre bouche, il ne vous tenait pas. » La main comme un poing pour écarteler la mâchoire. On essaie, pour voir, de se ferrer la bouche. On y arrive très bien.

© Nova Lov

L’histoire est donc celle d’une procédure judiciaire suite à un viol lesbophobe. La procédure est lesbophobe aussi : il faut déterminer si nos pratiques sexuelles sont déviantes ; il faut déterminer pourquoi, si l’on est lesbienne, on a invité un homme chez nous ; il faut déterminer lequel de ces t-shirts identiques est celui qui a subi la nuit ; il faut accuser l'alcool ; il faut enfin douter de chaque geste ‒ « S’il avait sa main dans votre bouche… » Il faut donc accepter sa culpabilité. Avoir osé être lesbienne, avoir osé introduire un homme chez soi. L’histoire est violente, injuste, abjecte. Les détails choquants. L’homme répugnant et mortifère. Le mobile atterrant. Et parfois, pourtant, on rit. Le major, la psy, l’avocat, le flic incompétent à vélo défilent : chacun·e cliché, chacun·e là pour perpétrer son petit bout de l’histoire, pour amener une couche d’absurde sur la brutalité des faits. On voit, par exemple, qu’il ne faut pas se planter chez la psychiatre : la tache ressemble à une chips de légume ou aux tours jumelles, on choisit la chips de légume. Il faut rester joviale, ne pas laisser l’analyse déterminer qu’on est déviante sexuelle et qu’on l’a bien mérité. Qu’on était née coupable de toute façon. On doit endosser le bon rôle, être prudente mais conciliante, répondre clairement. On regarde dérouler l’appareil judiciaire avec des hoquets d’horreur et d’amusement car bien qu’insupportable, la situation n’en est pas moins risible. C’est ici la force du récit qu’on nous propose. S’y installe la distance nécessaire à l’avènement d’un humour qui nous permet de frôler une certaine lucidité sans tout à fait s’y abandonner, car dans sa lumière crue, on imploserait sans doute.

© Nova Lov

Pour ce faire, les acteurices remplissent divers rôles, passent du major au coupable au flic à la psy à l’avocat. Leur ton, leurs traits et leurs intérêts se transforment en enlevant ou en enfilant une veste. Iels font ça bien et on s’y perd suffisamment pour concilier nos émotions à leur égard. Renforçant la brutalité de ces renversements, la scène est recouverte d’un tapis composé de pièces imbriquées. Comme ceux en mousse colorée dans les chambres d’enfants avec des numéros dessus, mais ici noirs et sobres. En dessous, il y a des indices ou de la colère, de la paperasse ou des aveux. On les retire pour y installer une chaise, bien droite. Les morceaux de sol s’enlèvent et on peut ainsi enfermer sans enfermer, ou ils s’arrachent et on peut ainsi casser des trucs sans casser des trucs. Le sol sert l’absurde et la violence, sans allégeance à l’un plus qu’à l'autre. Sur ce sol, parfois on pleure. On nous dit alors que s’il fallait pleurer pour tout ce qui était mort après le viol, on n’arrêterait pas de pleurer. Alors on pleure quand la tartine tombe du côté confiture. Nous comprenons ça. Le fait est que les tartines continueront de tomber toute la vie, avant et après la blessure. Dans cette réalité, il y a aussi le temps qui passe, et puis gérer ce qui reste. Sur scène, on se voit aborder la souffrance avec tendresse, aussi. Il y a donc pour ce faire : retourner le sol ; boxer ; frotter sa cuisinière ; l’alcool. Il y a aussi modeler des petits personnages en terre glaise. Il y a lentement, tout doucement, enlever sa chemise et aimer son torse.

On a vécu une nuit difficile, on a vécu deux années difficiles, on a vécu 1h30 difficile. Après il convient de s’enlacer tendrement, de défoncer le sol et de gueuler sur le major, de retrouver ses ami·es, de façonner de la terre et d’aller mieux certains jours.

De mon plein gré
Mise en scène par Jessica Gazon
D’après un texte original de Mathilde Forget
Avec Leïla Chaarani, Marthe Degaille, Baxter M. Halter
Création sonore : Baxter M. Halter
Dramaturgie : Anaïs Moray
Costumes et accessoires : Élise Abraham et Lola Barrett
Scénographie & lumière : Collectif La Clam – Micha Morasse (scénographie) et Cha Persoons (lumière)
Du 18 au 22 novembre à La Balsamine

 

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