Déclaration d’amour
Alors qu’avec Ghost Road I , Fabrice Murgia nous emmenait sur les traces des villes fantômes qui jonchent la Route 66 des États-Unis, Children of Nowhere , deuxième volet du cycle Ghost Road , nous plonge dans un Chili meurtri.
C’est Chacabuco, ancienne carrière de salpêtre du désert d’Atacama, transformée en camp de concentration en 1973 par le régime militaire d’Augusto Pinochet, qui retient l’attention du metteur en scène verviétois. Pourtant, jamais les mots « putsch », « dictateur » ou « Pinochet » ne seront prononcés. Fabrice Murgia se concentre sur l’histoire des gens, des détenus et de leurs descendants : l’enfermement, la gestion de la folie, les non-dits… Oui, les non-dits surtout, la pudeur. Pudeur qui transpire jusque dans la scénographie.
La sobriété est à l’honneur. Le plateau se couvre de sable. Une chaise est plantée là, comme un totem, et rappelle l’image finale de Ghost Road I . Le tout se voile et se dévoile au gré des écrans transparents sur lesquels sont projetés les témoignages des rescapés de Chacabuco mais aussi la danse naïve d’une enfant dans le désert.
Viviane De Muynck relaie la parole des victimes de sa voix envoûtante, colorée de son accent flamand aussi présent en français qu’en espagnol. « J’absorbe les histoires », nous dira-t-elle. Comme pour Ghost Road I , toujours dans la logique du théâtre documentaire , elle accompagne Fabrice Murgia à la rencontre des survivants, recueillant les récits de ceux qui « jouent à être libres » entre les murs du camp.
Un quatuor de violoncelles, l’Ensemble Aton’ et Armide, accompagné du chant de la soprano Lore Binon , habille ces fragments de vie. Des grincements des cordes émergent une atmosphère tendue. Murgia a pris l’habitude d’utiliser la musique non pas pour illustrer un propos, mais pour la laisser s’en emparer et le traduire dans son propre langage. Cette démarche s’accentue encore avec la collaboration de Dominique Pauwels qui compose au fur et à mesure de l’écriture du spectacle.
Ainsi Murgia déclare-t-il avoir axé son spectacle sur l’écoute mais c’est par sa composition visuelle qu’il marquera les esprits. Si le texte peut paraître hermétique, c’est le plateau qui fascinera. Cette longue boîte noire supportant la superposition des écrans est comme sculptée par la lumière. La lumière de la projection vidéo, bien sûr, qui fait émerger des visages, tels des portraits, mais aussi par le jeu du clair-obscur qui découpe le plateau et suggère une toile de maître dans une image d’une grande beauté.
Le texte, quant à lui, s’applique par petite touches, soulignant l’importance de la culture pour ces êtres réduits aux limites de l’humanité. Les prisonniers construisent un théâtre et cherchent à simuler un cinéma en projetant des images à l’aide de gouttes d’eau en guise de lentille. La culture comme dernier rempart de la civilisation, simulacre de liberté dans la répression. Mais aussi le désespoir qui poussera Oscar Vega à se pendre à la charpente d’une des maisons du camp ou celui de ce Chilien exilé à Londres qui ne sait plus qui il est. En miroir avec la question de l’exil qui taraude Murgia, sans doute en écho à son histoire personnelle, c’est une déclaration d’amour à la liberté qu’il nous livre, sublimée dans ce dispositif-écrin.
Mais que penser quand vous êtes plus impressionné par la boîte que le bijou? Si Ghost Road I pouvait dérouter par le croisement des histoires, il ne manquait pas de toucher le spectateur. Children of Nowhere fait montre d’ une grande virtuosité dans sa production d’images et De Muynck, comme toujours, est impériale. Pourtant, l’alchimie ne prend pas et le sentiment qui perdure est celui d’avoir contemplé une œuvre d’une grande beauté sans que celle-ci vous ait remué.