Christophe Sermet a adapté en une mécanique fluide et un rythme réfléchi, une nouvelle d’Hugo Claus, Dernier lit . Produite par le Rideau de Bruxelles , la pièce est à voir jusqu’au 30 mars prochain au KVS.
Il est des spectacles qui ennuient, qui étirent le temps comme de la pâte à guimauve, qui vous laissent distraitement dresser la liste des courses de la semaine avant de vous révéler une passion pour le chignon compliqué de la voisine du strapontin d’en face.
Il est des spectacles, au contraire, qui plaisent par une belle mécanique, des acteurs aguerris, un rythme réfléchi, bref, un art bien maîtrisé. Ils offrent un bon moment et, si en plus, ils donnent à réfléchir, ils s’avèrent être très réussis.
Et puis il y a ceux qui ne vous laissent pas tranquille. Non content de vous avoir troublé pendant la représentation, ils laissent une petite trace, une légère griffe au fond de vous, suivie d’une réaction épidermique que l’on triture et chipote plusieurs jours encore. C’est le cas de Dernier lit .
Le 19 mars dernier, soit dix ans jour pour jour après la mort d’Hugo Claus, je découvrais la nouvelle Dernier lit . La longue lettre qu’Emily Hopkins écrit à sa mère, vieille bourgeoise en fin de vie avec laquelle elle entretient une relation conflictuelle. Loin du repentir, le texte est une revanche, un majeur dressé, un cri rauque de la fille à la mère.
Non, je ne veux pas te laisser mourir sereinement. Comme tu ne m’as pas laissée vivre sereinement.
C’est Claire Bodson, une habituée des mises en scène de Christophe Sermet, qui endosse le rôle de la fille, Emily. Elle déboule sur scène avec la sensualité de celles qui n’ont pas besoin de minauder pour séduire. Même sur fond de moquette mauve ponctuée de néons verts – un combo qui pourrait bien faire saigner les yeux les plus délicats – elle envoûte au premier regard. Le duo « manteau de fourrure – bas léopard » n’entame pas d’une once sa prestance.
Sous prétexte de s’adresser à sa mère depuis la chambre d’un hôtel qui a dépassé son heure de gloire, Emily nous attire dans le récit, parfois opaque et complexe, de sa folle passion amoureuse. Elle, ex-enfant prodige du piano, reconvertie en professeure de musique, et Anna, femme de ménage de l’école, paumée depuis qu’elle a perdu son fils.
Anna, c’est Laura Sépul (que certains auront vu dans la série Ennemi Public ou dans diverses créations de Fabrice Murgia tels que le Chagrin des Ogres ou Dieu est une DJ ). Elle vient soutenir et dédoubler le quasi monologue d’Emily. Présence tantôt discrète, tantôt criarde, elle hante l’espace scénique tel un fantôme. Issue d’un milieu modeste, Anna a l’accent fort et les expressions bien senties ; contrepoint parfait pour mettre en lumière les manières bourgeoises qu’Emily semble refouler.
Emily et Anna s’aiment et se désirent dans une société flamande encore bien trop frileuse pour leur idylle. Chacune traîne ses casseroles – mais reste en quête d’absolu. Elles cherchent le moyen d’échapper à la médiocrité, une sortie de scène grandiose.
Parfois limpide, parfois obscure, le texte distille au compte gouttes les informations, et ne laisse pas toujours le temps à notre esprit de reconstruire le puzzle ; il nous laisse nous perdre dans ses méandres. Il s’adresse au dedans, à nos tripes. On virevolte entre le sublime et le glauque, le poétique et le cru, les fantasmes et la vérité nue. Dernier lit a ce qu’il faut de laid et d’obscène pour vous troubler plusieurs heures encore après le salut des actrices.