critique &
création culturelle
Disparition d’Alain Resnais

Alain Resnais est mort ce vendredi 28 février. Et on n’a pas envie de trouver les superlatifs qui exprimeraient l’ampleur de la perte ou l’importance du cinéaste. Sa disparition n’est pas seulement celle d’une figure essentielle de la modernité du cinéma des années soixante et des quatre décennies suivantes ; c’est aussi celle d’un cinéaste actif qui n’a pas été à Berlin en février dernier pour recevoir l’Ours d’argent qui récompensait Aimer, boire et chanter : il travaillait sur son film suivant.

Un cinéma en perpétuel renouvellement

Il n’y a rien qui ressemble moins à un film de Resnais qu’un autre film de Resnais a dit Pierre Arditi pour résumer la faculté qu’avait le cinéaste de se renouveler à chaque film. On pourrait ajouter que nombre de ses films aurait pu constituer le chef d’œuvre d’une carrière. Il faudrait à Karoo un article par film pour rendre compte de l’œuvre de Resnais. On se contentera aujourd’hui de la survoler.

Hiroshima mon amour sort en 1959, la même année que Les Quatre Cents Coups de Truffaut, un an avant À bout de souffle de Godard. Mais Resnais ne fait pas partie de la Nouvelle Vague. Il n’est pas de la même génération et ne fonde pas son œuvre sur les mêmes postulats. Avec Hiroshima mon amour , c’est presque une deuxième carrière qui commence, puisque Resnais a déjà réalisé une vingtaine de documentaires et courts-métrages qui ont eu un retentissement considérable : Van Gogh (1947) est couronné par un Oscar et Nuit et Brouillard (1957) demeure l’une des évocations les plus fortes des camps de concentration nazis.

Un Nouveau cinéma ancré politiquement

À l’inverse des cinéastes de la Nouvelle Vague, Resnais ne se définit pas comme un auteur, mais comme un réalisateur. Il choisit ses sujets mais travaille systématiquement avec un scénariste. Et ses postulats narratifs sont aux antipodes du souci de copier la réalité. Il revendique des dispositifs construits dont il exhibe volontiers les artifices. Resnais va opérer une révolution dans la narration cinématographique, proche de celle entreprise par les auteurs du Nouveau Roman qui seront les scénaristes de ses premiers films (du moins ceux qui entreprendront une carrière cinématographique après leur collaboration avec Resnais) : Duras pour Hiroshima mon amour (1959), Alain Robbe-Grillet pour L’Année dernière à Marienbad (1961). À partir de ces films, Resnais expérimente et bouleverse les codes, rompt avec la linéarité de l’intrigue, la cohérence spatio-temporelle, floute la frontière entre les niveaux de réalité et propose un montage visuel et sonore en rupture avec les conventions confortables en vigueur.

C’est l’écriture de Resnais qui fait son style. Et ce n’est pas un hasard s’il a étudié le montage et non la réalisation. Mais ses films n’en sont pas moins toujours très fortement ancrés dans la réalité de son époque, dont il traite, à chaud, les thèmes les plus polémiques. Il aborde la torture en Algérie dans Muriel ou le temps d’un retour (1963). Le scénario est de Jean Cayrol (l’auteur du texte de Nuit et Brouillard ). Delphine Seyrig (révélée par Marienbad ) propose dans ce film ce qui est peut-être la plus parfaite interprétation d’un des paradoxes de l’œuvre de Resnais : l’expression de la mélancolie la plus sincère et déchirante d’une façon distanciée, presque artificielle.

Resnais aborde ensuite le franquisme avec La guerre est finie (1966) qui s’inspire de la biographie de Jorge Semprun, qui signe d'ailleurs le scénario. En 1967, il participe à Loin du Vietnam , un film collectif sur la guerre du Vietnam supervisé par Chris Marker, avec qui il avait co-réalisé Les statues meurent aussi en 1953, un documentaire dénonçant la condescendance colonialiste française à l’égard de l’art africain , film qui fut censuré pendant huit ans.

De la science-fiction à la science expérimentale,
du scandale politique aux affres de la création

Resnais a longtemps envisagé d’adapter une aventure de Harry Dickson de Jean Ray. Le projet ne s’est jamais concrétisé, mais Resnais a travaillé avec un autre auteur belge, nouvelliste génial à la frontière entre le fantastique et la SF. Jacques Sternberg lui écrira le scénario de Je t’aime, je t’aime (1968), avec sa machine à remonter le temps qui dérape et permet tout à la fois une narration aléatoire, une nouvelle exploration de la frontière entre le vécu et le souvenir, et un montage jubilatoire. Douze ans plus tard, avec Mon oncle d’Amérique (1980), Resnais fera le grand écart entre la SF et la vulgarisation des neurosciences. Resnais monte en parallèle trois histoires qui illustrent les théories développées dans L’Éloge de la fuite de Henri Laborit. Elles sont appréhendées de trois points de vue : le présent des personnages, leurs fantasmes et le commentaire scientifique de Laborit qui rapproche les comportements des personnages des expériences menées sur des rats en laboratoire.

Entre ces deux films, Resnais en réalisera deux autres qui abordent l’analyse d’un scandale politico-financier des années ’30 et le processus de création. Stavisky (1974) fournit à un Belmondo épatant son dernier grand rôle dans un film non exclusivement destiné au grand public. Pour l’occasion, Resnais retrouve Jorge Semprun qui traite à la fois des collusions entre la finance et la politique, avec en toile de fond la tentative d’exil de Trotsky en France. Providence (1977) analyse le processus de création à travers le récit labyrinthique de la nuit d’un auteur aux prises avec le Chablis et ses personnages.

Renouvellement des équipes
De l’exploration des sentiments amoureux à la comédie musicale

Les années ’80 seront graves, consacrées à l’analyse de la passion amoureuse confrontée à la mort, au libre- arbitre et au hasard. La vie est un roman (1983), L’Amour à mort (1984) et Mélo (1986) sont peut-être plus accessibles d’un point de vue formel. Ils consacrent par ailleurs un trio d’acteurs qui va accompagner Resnais tout au long de sa filmographie ultérieure : Pierre Arditi, André Dussolier et Sabine Azéma. Dans Mélo , le monologue de Dussolier tourné en un long plan séquence de dix minutes est devenu un classique.

Après l’ovni I want to go home (1989) dans lequel il voulait rendre hommage à la BD, une de ses grandes passions, et qui est aussi son film le plus décrié, Resnais aborde la partie la plus ludique de sa filmographie. Il s’associe avec le duo Jaoui/Bacri, véritable coqueluche de l’époque. Grâce à Resnais, ils abandonnent leur suffisance moralisatrice et écrivent deux comédies alertes dont la dernière frise la comédie musicale : le dyptique Smoking/No Smoking (traduction d’une pièce d’Alan Ayckbourn, Intimate Exchanges , 1993) et On connaît la chanson (1997) qui ont rendu Resnais accessible au grand public. On connaît la chanson est le plus grand succès public et critique de sa carrière.

Les années de liberté et le retour au théâtre

Les films réalisés par Resnais à partir des années 2000 sont l’œuvre d’un cinéaste qui donne libre court à sa fantaisie. Il ose l’adaptation fidèle d’une opérette ( Pas sur la bouche , 2003), propose une comédie tragi-comique ( Cœurs , 2006), demande à Christian Gailly d’adapter un de ses romans et nous offre une histoire d’amour surréaliste ( Les Herbes folles , 2009). Resnais revient ensuite à son amour du théâtre avec Vous n’avez encore rien vu (2012) librement inspiré de deux pièces de Jean Anouilh, Eurydice et Antoine ou l'Amour raté . Aimer, boire et chanter porte pour la troisième fois à l’écran, après Smoking/No Smoking et Cœurs , une pièce d’Alan Aycbourn. Le film est programmé en salles à la fin du mois de mars. Karoo lui consacrera un article. En attendant sa sortie, en voici la bande annonce :

Laissons la conclusion à Resnais. Dans un entretien au Monde paru en 2012, il disait : Je n'essaye pas d'imiter la réalité. Si j'imite quelque chose, c'est l'imaginaire. Je serais content si l'on disait de mes films qu'ils sont des documentaires sur l'imaginaire.

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