critique &
création culturelle

Dorothy Allison

l’émotion jusqu’à l’os !

L’histoire de Bone de Dorothy Allison est en grande partie autobiographique : portrait d’une classe sociale pauvre et méprisée des États-Unis dans les années cinquante, la narration est prise en charge par Bone, qui nous raconte ses souvenirs d’enfance.

Tu commences le livre par hasard. Parce qu’il t’est tombé dans les mains et que tu aimes la littérature américaine, ou encore parce qu’il était rangé au rayon lgtbqi+1 de la librairie Tulitu, ou bien parce que le nom de Dorothy Allison t’est familier bien que tu n’aies encore rien lu d’elle.

Tu es immédiatement happée. Les descriptions précises, racontées du point de vue d’une enfant, retracent la chaleur moite des étés sud-état-uniens, le bruit des conversations des gens sur les vérandas, la fierté d’appartenir à une tribu, aussi lamentable soit-elle. Entre les lignes se glissent la fureur, la misère, la faim. Mais au début, tout va bien : le Sud ruisselle de lumière et la sueur des corps se transmet à ta chair de lectrice, malgré le fait que tu sois en Belgique et que c’est le mois de janvier.

Tu sais que le danger guette, au détour des pages. Il s’installe petit à petit ; ce qui n’était que nostalgie devient désespoir. Les mots ne changent pas. Le déni est le même. C’est toi, lectrice, qui comprend que rien ne va. L’étau se resserre autour de Bone au fur et à mesure qu’elle grandit ; au fur et à mesure qu’elle se rend compte d’où elle est née et de qui elle est : une pauvre, une moins que rien, une bâtarde.

Et pourtant, Bone est aimée. Tu t’accroches au passage qui prouvent cet amour : les cadeaux, les baisers, chaque tarte à la myrtille qu’elle mange en famille sont des petites victoires sur l’avancée inéluctable d’un scénario qu’on sait voué à la tragédie. Les adultes autour d’elle démissionnent, mais tu n’arrives pas vraiment à leur en vouloir. Tout est mis en place – la narration, les descriptions, la manière dont sont présentés les personnages en somme – pour que l’empathie l’emporte. Ils font du mieux qu’ils peuvent. Bone le sait, c’est là sa grande sagesse, et tu le sais, lectrice. Tu ne peux pas être en colère, à part contre les injustices sociales quotidiennes, l’obligation de travailler à s’en gâcher la santé pour des salaires de misère, et le mépris des gens bien.

Dorothy Allison en 1992, photo de Jill Posener.

Le plus grand danger qui menace Bone est, classiquement, son beau-père. Celui-là, tu n’arrives pas à lui pardonner. Bone essaie. L’autrice aussi, sans doute, qui t’explique pourquoi et comment Papa Glen est devenu Papa Glen.

Tu ne veux pas finir ce livre. Tu ne veux pas laisser Bone. Tu aimerais qu’elle soit là, avec toi, dans ton salon, la Bone qui a dix ans et les cheveux sur les yeux, telle que tu l’imagines. Tu pourrais la prendre dans tes bras et lui donner tout ce qu’elle n’a pas, tout ce dont elle est injustement privée. La sécurité, l’insouciance, l’admiration. Lui dire qu’elle est forte, belle, non-coupable.

Tu veux finir ce livre et qu’il finisse bien. Que Bone soit vengée, aimée, grandie et qu’elle écrase de son succès tous ceux qui ne l’ont pas aidée. Tu espères, mais les pages s’égrènent, et rien ne s’arrange.

Dernier chapitre. Le plus dur.

Tu pleures. Il faut laisser Bone et son destin inachevé ; pourtant elle continue de vivre dans ces pages. Tu reliras ce livre ; il le faudra. Il fait mal, comme un poing dans l’estomac, comme une première rencontre avec l’injustice, comme un crachat dans les cheveux. Il est beau autant qu’il fait mal. Bone est belle, son amour, sa haine, son courage, ses contradictions.

Dorothy Allison nous retrace au scalpel une enfance massacrée et pourtant pleinement vécue. Rien ne nous est épargné : les souvenirs sucrés et rafraîchissants comme le thé glacé comme ceux qui laissent en bouche un goût d’incendie. C’est parce que la douceur est présente que le reste fait tellement mal : il est impossible d’y échapper en se retranchant dans une bulle de cynisme ou de froideur. Aucun auto-apitoiement, aucun misérabilisme au fil des pages. Juste le ressenti brut d’une enfant intelligente et sensible en proie à l’injustice fondamentale des êtres humains et de la société qu’ils ont construite. L’écriture à la première personne, précise et introspective, permet de plonger précisément dans l’univers de Bone. Notre point de vue sur les événements qu’elle vit évolue avec le sien, car elle nous les raconte tels qu’elle les a vécus. L’émotion se niche dans les descriptions étonnantes : l’odeur de sa grand-mère, les confitures de sa tante, ses incompréhensions face à elle-même.

Tu ne conseilles pas ce livre pour la douleur qu’il inflige, mais pour la rage non réprimée qu’il contient. Que chacun le lise et imprime cette colère dans son cerveau.

Pour que l’histoire de Bone cesse de se répéter.

Même rédacteur·ice :

L’Histoire de Bone

Écrit par Dorothy Allison
Traduit de l’anglais (E.U.) par Michèle Valencia
Roman
10/18 , 1999, 414 pages