Enter the Void
FOCUS NOE
Tout au long du mois de septembre, quatre rédacteurs s’attarderont sur la filmographie de Gaspar Noé , provocateur invétéré et père de scandales cinématographiques. Depuis ses premiers courts métrages à Love , il n’aura cessé de comparer l’image en mouvement à une pulsion de vie.
Dès le générique de début, le réalisateur nous annonce « les » couleurs : des lettres aux multiples typographies, aux couleurs et aux formes psychédéliques clignotent sur l’écran, au rythme d’une musique techno effrénée. Si vous êtes épileptique, mieux vaut détourner votre regard, car l’appel à la synesthésie que propose ce film ne laissera personne indifférent.
La trame narrative peut se résumer en quelques lignes. Oscar, un dealer et consommateur de drogues, habite à Tokyo avec sa sœur Linda. Oscar a rendez-vous dans un bar, The Void, où son dernier deal tourne mal : il est froidement abattu dans les toilettes par un policier. Est-ce à cause de ses trips ou à cause de la promesse faite à sa sœur que l’âme d’Oscar continue à errer dans « l’après vie » ? Pour Oscar, le voyage continue au-delà de son dernier souffle.
Dans la peau d’un dealer
Pour cette expérience, Noé nous propose d’entrer littéralement dans la peau d’un jeune dealer. En effet, le film s’ouvre sur la vue subjective d’Oscar, sur les couleurs des néons de Tokyo qui illuminent son minuscule appartement, et sur une dernière discussion avec Linda, sa sœur. Le jeune homme prend ensuite une dose de DMT (un puissant psychotrope aux effets brefs mais intenses) et le spectateur est alors amené à vivre, avec le protagoniste, une expérience psychédélique et extracorporelle. En une scène emblématique, Gaspar Noé prépare déjà son interlocuteur à ce qui va suivre : un voyage dans l’au-delà.
La mort et ses clichés
Après la mort, la lumière : la caméra est complètement happée par l’ampoule éclairant le cadavre encore chaud d’Oscar. Ce jeu avec la lumière va dans un premier temps rassurer le spectateur, en générant des points de fuite qui permettent à celui-ci d’échapper aux scènes insoutenables pour le protagoniste. Néanmoins, ces incessants allers-retours entre lumière et narration vont finir par inquiéter, car on est en droit de se demander si Oscar ne va pas finir par franchir un point de non-retour.
Son voyage post-mortem ne semble durer qu’une minute. Le temps est complètement compressé, dilaté. Le spectateur perd donc toute notion temporelle, au profit d’une narration qui procède par libres associations pour passer d’un événement à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une forme lumineuse à l’autre ou encore d’un trauma à un apaisement nécessaire.
Dans Enter the Void , les vibrations de la lumière sont accompagnées d’une bande sonore extrêmement léchée. Les basses de la boîte de striptease où travaille sa sœur font écho aux sensations lumineuses générées par le réalisateur. Parfois les sons semblent réanimer l’âme d’Oscar qui s’était perdu ou semblait être allé trop loin ; et l’écho des voix de son enfance le transporte aussi dans un ailleurs duquel il semble être prisonnier. Lorsque les visions cauchemardesques inquiètent trop l’âme d’Oscar, il se rapproche de sa sœur et l’air de Bach (ou plutôt la version de Delia Derbshyre de cet opus) le rassure, nous materne.
Un cinéma de la focalisation et du mouvement
Gaspar Noé décline son film en trois points de vue spécifiques qui vont baliser et organiser le récit. La focalisation interne et subjective, c’est-à-dire à la première personne, nous fait entrer directement dans la tête d’Oscar et nous permet d’accéder à sa perception du monde et à ses pensées. C’est sur ce point de vue que s’ouvre le film et il permet à Gaspar Noé d’entraîner le spectateur dans un voyage initiatique au sein du monde de la drogue. Au niveau du mouvement, la caméra suit un personnage un peu cramé du cerveau qui cligne souvent des yeux pour résister au sommeil qui suit la prise de drogue.
La seconde focalisation est celle de l’omniscience. Après sa mort, Oscar peut passer d’un point à un autre, comme un dieu qui pourrait tout voir et tout entendre. La seule exception par rapport à une focalisation classique est qu’il n’a pas accès à la pensée des personnages. Cette focalisation quelque peu onirique va néanmoins organiser le mouvement de la caméra, qui va de pair avec la lumière. De fait, le cadre s’éloigne de l’action, dans un lent mouvement circulaire, tourbillonnant, pour ensuite plonger dans un point lumineux. Les émotions ressenties par l’âme d’Oscar passent, quant à elles, par le flou ou les vibrations lumineuses que le spectateur peut ressentir jusque dans ses tripes.
Enfin, la dernière focalisation utilisée par Gaspar Noé dans ce film est la focalisation externe. Cette focalisation intervient dans la narration du passé d’Oscar et nous permet de revivre avec lui les moments forts de sa vie : de l’allaitement maternel à la balle qui lui perfore le poumon. Dans ce procédé, la caméra se veut stable et nous montre les différentes pérégrinations du personnage en partant des couleurs froides de son enfance aux lumières excessives de Tokyo.
Finalement, ce jeu sur les différentes focalisations et les différentes formes qui composent l’image permet de faire évoluer la narration par libres associations et chamboule le spectateur dans ses perceptions d’une narration classique. La technologie permet aussi au réalisateur de recréer ou de perturber l’espace tel qu’on le perçoit. Avec cette œuvre maîtresse, Gaspar Noé parvient à créer un récit aussi cohérent qu’onirique, un voyage auquel il est difficile de se préparer et duquel on sort profondément marqué. Le tout autour d’une profonde réflexion sur la vie, l’amour, la mort, nos croyances à propos de celles-ci et le fantasme de la réincarnation.