Et puis, soudain, il carillonne
de Elke de Rijcke
Le corps ordonne
Elke de Rijcke signe début octobre 2023 Et puis, soudain, il carillonne, une anthologie aux éditions LansKine. Elle y rassemble des morceaux choisis de cinq livres. On y découvre les balbutiements du corps, les saisons qui s'écoulent et la confusion de soi avec le monde.
Elke de Rijcke est une enseignante-chercheuse, traductrice et poétesse belge qui a marqué le paysage littéraire par cinq ouvrages : troubles. 120 précisions. expériences. (2005) ; gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche (I & II) (2006) ; Västerås (2012) ; Quarantaine (2014) et Juin sur avril (2021). Elle affirme y avoir « interrogé le désir dans le sens large du terme : désir amoureux, sexuel, maternel, amical ; désir cognitif, artistique, poétique ; désir de gémellité, de mode de vie, d’action et d’inaction ». Ces thèmes sont donc présents dans l'anthologie Et puis, soudain, il carillonne, mais ils sont mis en lumière différemment, à travers le prisme du corps.
Faire un recueil de poésie c'est tisser ensemble des poèmes. Faire une anthologie, c'est un collage de ces pièces tissées. L’œuvre est périlleuse car il est difficile de camoufler les jointures, les coupures et les juxtapositions. J'ai pourtant lu ce livre vert compact, emporté un peu partout, comme une seule phrase lancée à travers plusieurs époques d'écriture. Cette phrase est ponctuée, découpée, chapitrée. La lecture pourrait être saccadée, mais un ton singulier parvient à l'unifier. C'est la description toujours renouvelée des organes de l'autrice, de ses membres en mouvement. C'est cette vibration corporelle qui habite toute l'anthologie de Elke de Rijcke. Le thème du corps n'est pas ce que j’affectionne le plus en poésie et il prend souvent dans cette œuvre une place abstraite qui me le rend inaccessible. Heureusement, le corps n'est pas ici simplement un sujet ou un objet ; il est le chef d'orchestre des textes. Il ordonne, parce qu'il décide et qu'il organise à la fois. Les ouvertures sur le quotidien, la nature ou les émotions violentes n'existent qu'au travers des manifestations du corps. C'est précisément ce dialogue qui permet des trouvailles poétiques géniales.
sauvagement mon conduit auditif
laissait influer les céréales,
hâtives de crever fin juillet.
Le tragique se mêle facilement à l'ordinaire grâce à une poésie qui joue avec le détail, qui est une loupe sur les mains nettoyant une salade, sur les insectes butinant, sur l'absence qui gronde. On ressent le manque : de la personne aimée, de l'enfant, de l'animal, de Västerås ou de tout ce qui apaise. Ces sujets existent en creux, par souvenirs, réminiscences et désir de retrouvailles ou d'un autre avenir, plus radieux. Ils transpirent aussi dans la forme des poèmes. Il y a un travail de l'absence par des trous, des vides, par la suppression des articles ou des possessifs, par des points en milieu de phrases, par une utilisation variée du conditionnel ou encore par un ton profondément nostalgique. Cette atmosphère est palpable dans la majeure partie de l'anthologie et même dans les textes au présent.
je descends les volets et le cauchemar se venge de mon corps. au noir j'ai 41 ans.
ton corps est illocalisable et le mien inconditionnel.
Elke de Rijcke maîtrise au fil des textes le décalage, la rupture, la mise à la ligne. Ce morcellement permet un collage cohérent, mais j'aurais aimé lire quelques blocs de prose dans cette anthologie. Je garde ce manque de côté car il profite à ce style en escalier, qui me rappelle certains poèmes de Pierre Reverdy, cité au début du livre : « Le caractère s'affirme surtout dans le cas où le meilleur expédient consiste à maîtriser son caractère. » C'est ici l'enchaînement des fragments qui est maîtrisé avec leur logique interne faite de saccades. La fluidité du texte est paradoxalement rendue possible par des fausses fins de phrases, par un emploi surprenant du point comme un outil à choix multiple, comme un point non final.
du passé accompli au mieux, je suis fichée dans le présent de terre.
ma bêche ne tient pas.
Ces deux vers donnent à voir le prolongement du corps humain dans le monde ; un thème omniprésent dans les 231 pages de Et puis, soudain, il carillonne. Je trouve d'ailleurs qu'il s'épuise un peu, surtout pour la confusion de son corps avec celui de l'autre. Ce trouble est plus frappant lorsque les membres se calquent sur des objets ou des concepts ; par exemple aux « journées », à un « sceau » ou à la « serrure de la voiture ». Dans la poésie de Elke de Rijcke, le corps est morcelé et diffusé dans le monde comme s'il n'avait pas encore dépassé le stade du miroir1. De ce fait, le texte est intimement anachronique. Il nous fait vivre des émotions, des problématiques et des moments de la vie adulte à travers un regard souvent similaire à celui de la petite enfance. Ce regard est d'autant plus palpable qu'il est souvent renforcé par celui de la maternité ; une place racontée avec justesse par l'autrice. On y découvre des émotions parfois violentes qui font écho à tous les moments où le corps est épuisé par lui-même, se recroqueville, ou au contraire déborde. Dans ces vers il y a quelque chose de rugueux ; il y a un surgissement très crédible du physique, de l'organique à l’œuvre dans nos journées.
je me savais décentrée,
mais capable de jeter mon corps par centaines de mètres
à gauche et à droite de la route vers Eskiltuna.
La concrétude surgit et prend le pas sur l'abstraction parfois envahissante dans l'anthologie. Les villes, belges ou suédoises, les outils de jardinages, le nom précis des os et des parties du corps ; tout cela nous permet plus d'accroche et étouffe l'abstrait, qui, s'il est nécessaire, dénude trop souvent le texte. Pour ce qui est du nu d'ailleurs, il a plus de force lorsqu'il est explicite. Les vers érotiques et sexuels sont plus marquants lorsqu'ils ne se cachent pas. Le mystère du corps me touche moins. En tout cas, je crois qu'il ne doit pas tout recouvrir. Il y a un dosage à respecter et je le trouve particulièrement maîtrisé à la fin du poème « SI C'EST ENREGISTRABLE RIEN NE SERA PERDU ». Une maîtrise ressentie tout au long de cette partie de Quarantaine, « à vous qui à tort ne me protégez », où les titres sont des poèmes en eux-même parce qu'ils sont des événements à la lecture. Et c'est ce genre d'irruption qui vaut le coup en poésie. Il faut un sursaut, un phénomène sur la page. Il faut que quelque chose arrive et c'est le cas à de nombreux endroits de cette anthologie qui annonce déjà cette énergie dans son titre. Et puis, soudain les bouleaux sont des bras, ou plutôt un chemin entier d'arbres dans le corps, le cœur est une roue et on trimbale en soi une gibecière. L'apparition de ce genre de mot peu usité et de parallèles surprenants (où la sensation d'harmonie ou de dysharmonie entre le corps et l'esprit est poussée très loin) façonnent l’événement poétique.
au mal de tête que mes mains massent
pour que mon cerveau n'émiette mon corps,
je marche.
Le corps de l'autrice continue de se déployer sur la petite centaine de pages qui suivent ce fragment. Cette présence humaine est parfois étouffante. La fin de l'anthologie nous offre une respiration. Les extraits de Juin sur avril2 sont une fenêtre sur les collines verdoyantes, le pollen, les fleurs ; un calme retrouvé.