critique &
création culturelle

On a peur mais ça va d'Andrea Thominot

Une poésie narrative qui s'étire à contre-courant

Dans son dernier recueil On a peur mais ça va, Andrea Thominot nous plonge dans une poésie narrative d’un genre nouveau, débarrassée du « je » et pourtant résolument fédératrice. Sa plume est aérienne, musicale, touchante. Elle dessine un univers où les mots s’étirent, s’étonnent, créent de l’espace pour (s’)interroger et revisite tout en subtilité le rapport à la nature et le lien à soi.

Grâce à ce premier recueil intitulé On a peur mais ça va, publié aux éditions Cheyne en novembre 2023, Andrea Thominot a décroché le prix de poésie de la vocation décerné par la fondation Marcel Bleustein-Blanchet. Ce prix est attribué à tout jeune poète d’expression française avec une vocation dont il « […] a fait la preuve par des débuts de réalisation et ayant des difficultés pour continuer son parcours ». Il s’est également fait une place dans les coups de cœur de la librairie Gallimard.

Si vous rêvez d’une envolée lyrique sensible, qui renverse tout en souplesse les conventions établies, il est fort probable qu’il figure également parmi les vôtres pour 2024… Avec une musicalité propre à lui, le jeune auteur emmène le lecteur, page après page de ce petit recueil bleu, dans un mystérieux univers teinté de drôleries, qui emprunte à s’y méprendre beaucoup de traits du monde réel :

« […] il y a des choses dont on ne sait pas parler.

par exemple, comment dire

qu’un jour on se réveille, on ne sait plus comment

on se réveille

dans plusieurs corps

on bouge le bras et plusieurs bras se lèvent, on ressent

ici une douleur et là une grande joie 

on apprend à marcher avec tous nos corps »

Dans une interview diffusée en décembre 2023, l’auteur strasbourgeois qui « écrit quand tout le monde a le dos tourné, au travail ou en soirée », s’est confié sur son enfance entourée de livres et sur le plaisir qu’il puise dans l’écriture. Il a également évoqué l’un de ses objectifs : rendre ses poèmes accessibles pour celles et ceux qui ne connaissent pas ou ne lisent pas (encore) de poésie, en mettant l’accent sur la manière de raconter une histoire, le rythme. Pari réussi.

La narration se dessine dans un seul long poème qui déconstruit délicatement les codes, le rapport à la nature, la matière, le corps et bien sûr également le lien à soi :

« on a peur mais ça va

on s’étire on s’étend on se choisit la forme que l’on veut

peut-être celle qui nous donne le plus de chaleur […] »

Le poète propose un lyrisme d’un genre nouveau, qui revisite la forme de l’écriture. Il se défait du « je », auquel il préfère un « on » impersonnel, plus propice pour donner la voix à un collectif indéfini, mais résolument rassembleur. L’écriture s’en ressent immédiatement plus inclusive.

Il joue également sur le visuel et surtout, l’espace. Le texte est très aéré, épuré, presque entièrement dénué de ponctuation. Le poème est doté tout au plus de quelques virgules et de points finaux destinés à cadrer des phrases courtes qui interrogent sans jamais s’encombrer de points d’interrogation (« est-ce qu’on peut épuiser les vagues est-ce que la mer déborde quand il pleut »). Peut-être parce que la réponse, au fond, importe peu.

Sans doute pour suggérer que chaque mot a la même importance, les majuscules sont également laissées de côté, chaque caractère arborant la même taille que le reste. L’écriture est traversée de répétitions, d’accents. Il en résulte une prose percutante, presque scandée, qui évoque par moments une respiration haletante, empêchée, qui se traduira peut-être chez le lecteur par une sensation d’apnée.

Bien qu’une certaine binarité imprègne ce poème – à la fois sombre et clair, dense et espacé –, il serait réducteur de le limiter à une pensée manichéenne. Le texte fait le tour des saisons, aborde les quatre éléments dans une longue déferlante qui se refuse, avec grâce, à la familiarité d’un quotidien peut-être trop « écumé ». Il se penche autant sur les petits détails qui composent une vie humaine (« les vacances les jeux d’arcade et les gaufres au sirop ») que sur des sujets aussi grands que l’univers, la peur ou la perte de vitesse de la civilisation.

La nature y occupe aussi une place prégnante, à tel point qu’elle se voit rapprochée du corps, et par confusion, qu’ils s’en retrouvent tous deux amalgamés : 

« on remet du bois dans le feu

dans nos poumons on remet

du bois

dans nos poumons

nos grands arbres,

de grands arbres dans un si petit corps

on remet de la forêt du côté du cœur, […] »

Andrea Thominot invite à prendre conscience de cette nature parfois oubliée, de la matière qui nous entoure, du corps et de l’esprit que l’on occupe négligemment, et qu’il pense de manière infiniment tactile, sensuelle :

« […] on pourrait mâcher la terre pour en

prendre conscience

manger ou renifler la terre

l’incorporer au pain

la dissoudre dans l’eau avec le café

la jeter sur le lit et dormir dessus et

dormir dedans

on pourrait séduire son propre ventre

on pourrait se faire à l’idée

que nos corps ne seront jamais assez

souples

que l’on n’arrache pas une ombre

que la neige ne nous reflète pas

on pourrait se faire à l’idée du repos sans

fatigue »

Le texte prend même des tournures existentialistes et effleure la question du sens et de sa place en tant qu’être humain lorsqu’il évoque la possibilité d’« être beaucoup plus que son ombre », de « se donner l’étendue d’une plaine » ou s’interroge sur « comment dire la surprise d’être un peu plus que ce qu’on a été ».

On a peur mais ça va est une magnifique découverte. Andrea Thominot y développe une poésie singulière qu’il étire, très subtilement, pour y déposer une diversité de questions, universelles qu’il laisse ouvertes.

Si vous n’avez pas peur de vous confronter avec délicatesse à une plume qui combat le réel tout en musicalité, vous risquez de dévorer d’une traite ce très beau recueil. Et vous verrez que finalement, effectivement, ça ira « […] comme les pierres ont su trouver le sommet des montagnes ».

On a peur mais ça va

Andrea Thominot
Cheyne, 2023
60 pages

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