critique &
création culturelle

Eunice

et la nostalgie des ventres

Eunice est le dernier roman coup de cœur et coup de poing de Lisette Lombé, artiste pluridisciplinaire et militante belgo-congolaise à la plume aussi douce que piquante. Cette autrice passionnée de slam apporte à son ouvrage un rythme unique qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière ligne.  

Et merde ! La sonnerie de ton téléphone t’arrache à ton rêve juste avant l’orgasme. Fuck off ! Tu as sélectionné la musique du film Ghostbusters pour ton père et la Sonate au clair de lune pour ta mère. Tes vieux ne savent pas qu’ils sont annoncés ainsi, à l’américaine ou à l’allemande. Tu ne décroches jamais la première fois : tu dois dompter la montée de l’angoisse avant de les laisser débouler avec leurs gros sabots dans ton intimité.

Matin de gueule de bois, lendemain de rupture, Eunice a 19 ans lorsque sa vie bascule. Un coup de fil lui annonce que sa mère, Jane, n’est plus, qu’une bête maladresse teintée d’ivresse l’a fait disparaître au fond de l’eau. Suite à ce brusque décès, Eunice éprouve un besoin nouveau : percer les mystères de celle qui lui a donné la vie, découvrir la femme au-delà de la mère. Elle retrace et décortique son quotidien à travers les pages d’un agenda rouge dans lequel les initiales T.M. s’entêtent et se répètent. Qui est T.M. ? Cette question obsède la jeune fille. 

On peut sortir du ventre d’une femme, on peut être nourrie par elle durant près de vingt ans, on peut vivre sous son toit, dormir toutes les nuits à une cloison d’elle, et ne s’être jamais demandé qui était vraiment cette femme. 

Eunice est une histoire de deuil, de famille éclatée, de soif des chairs, de secrets enfouis, de pensées inavouables et de sentiments crasseux, inconfortables qui pourrissent les entrailles. Eunice est aussi une histoire d’amour, de sororité, de guérison, d’espoir, de joie et de douceur. 

À travers ce roman, Lisette Lombé fait courir la vie sur le papier et exprime de manière unique, sans prétention, ce que nous pouvons tous·tes  être amené·es à expérimenter un jour. L’autrice emporte ses lecteur·ices par le rythme pressant, la puissance et la justesse des mots. C’est une histoire brute, racontée sans fioritures, filtres, parures de langage, entourloupes ou diversion. Elle explique l’avoir écrit en automatique, et on sent comme une transe dans ses mots. C’est hypnotique. La sincérité, la beauté et la simplicité des phrases transpercent la cible en plein dans le mille. Pas d’autres choix que de rendre les armes. 

Tu essayes de travailler à te rendre moins poreuse à la douleur des autres mais cela reste compliqué pour toi, Eunice. Tu as l’impression que, si tu te blindes trop, tu risques de devenir insensible et de passer aussi à côté du beau. Tu cherches encore un juste équilibre entre l’acuité et la fuite.

Tout au long de l'œuvre, Eunice s’adresse à elle-même et le récit nous est conté par cette voix interne que nous avons tous·tes. Parfois acerbe et assourdissante, parfois douce et bienveillante. Par ce procédé narratif, l’autrice rapproche les lecteur·ices du personnage principal, nous invite dans son intimité, dans sa tête et dans ses tripes. On éprouve ce qu’elle éprouve, on déteste et on aime avec elle. On devient Eunice. 

N’ayez crainte toutefois de ne pouvoir assumer une telle marée d’émotions. Ce roman est empreint d’un mystérieux paradoxe : il vous remue les entrailles mais ne vous terrasse pas. Secousses et sérénité se côtoient dans un parfait équilibre. Ça fait mal et ça fait du bien, comme percer un vilain bouton. Douleur libératrice. Apaisement.

Même rédacteur·ice :

Eunice

de Lisette Lombé
Éditions du Seuil, 2023
190 pages

 

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