Farces & attrapes
Deux heures et demie de ripaille et de débats politiques sur la révolution et le mode de production capitaliste : après une tournée en France, le Capital et son singe est passé au Kunstenfestivaldesarts.
Une farce sur la théorie marxiste : ce qui semble un oxymore est en fait assez cohérent. Déjà parce que tout lecteur de Marx le connaît plein d’humour à ses heures , mais surtout parce que le théoricien barbu l’évoque dans son texte le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte : « Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois . Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. […] La Montagne de 1848-1851 et la Montagne de 1793-1795. »
Dont acte : le premier tableau prend place en 1848 à Paris. Sur l’espace scénique entouré de gradins sur deux côtés, des tables. Les membres de la Société des Amis du peuple, des républicains durs, discutent stratégie autour d’assiettes de lentilles. La deuxième partie montre des noces à Berlin en 1919, le jour du défilé funèbre en l’honneur de Rosa Luxembourg, dont on vient de retrouver le corps. La scène finale revient en 1849 pour un truculent procès politique.
Voilà pour les grandes lignes. Pour le reste, il faut imaginer à quel point le spectateur est laissé dans le flou, reconstituant le contexte à partir d’indices, quand il n’est pas obligé d’abandonner toute tentative de rationalisation devant l’explosion des repères spatio-temporels. Les républicains français se balancent de la théorie de la valeur tout droit sortie d’un Capital de Marx pas encore publié, l’Ophélie shakespearienne et Spartacus se pointent en plein Berlin de 1919, Freud apparaît au procès de 1849.
L’originalité du spectacle consiste en la présence, de manière dense et constante, de contenu théorique. Mettre en scène des textes de ce type de façon littérale est risqué : on s’expose, au choix, à l’approximation, à l’ennui profond, à la pédagogie poussive, voire aux trois combinés. Ici, rien de tout ça, il faut le dire. D’abord, il est très clair que Sylvain Creuzevault n’a aucune intention d’expliquer quoi que ce soit. Il y a bien un personnage un peu benêt qui sert de prétexte aux autres pour déballer leurs arguments, mais le moment est mis à profit pour pousser les développements théoriques plus loin, certainement pas pour clarifier le propos.
Surtout, on reste toujours dans le registre de la farce. Dans cette pièce majoritairement constituée de texte très technique balancé façon mitraillette, le comique de situation double efficacement les blagues intellos plus ou moins cryptiques . Quelques comédiens assurent une bonne partie du job : Léo-Antonin Lutinier est succulent en situ déluré à la ramasse, Lionel Dray transpire le charisme, même en slip, même quand il oublie ses répliques, et Arthur Igual ouvre la représentation avec un numéro d’acteur magistral en incarnant trois personnages en même temps (Foucault, Brecht et Freud – ça donne le ton). Et s’il faut trier le bon grain de l’ivraie, la pièce est nettement meilleure dans les procès politiques à l’humour d’initiés que dans la tragédie de la partie allemande, dont l’opacité n’est sauvée par aucun rire.
En effet, autant le dire clairement, sans un minimum de références historiques ou philosophiques, on ne saisit pas grand-chose. Est-ce un problème ? Disons que ça limite le public. Mais moi qui déteste quand le théâtre se fait trop explicite et donneur de leçons, me voilà servie. Le spectacle propose un rapport au contenu théorique assez maîtrisé, qui ne cède ni à la facilité de l’argument d’autorité ni à la citation façon carte postale. C’est aussi impressionnant qu’appréciable. Je suis aussi un peu piégée : on voit quand même mal à quoi ça mène. Reste qu’on s’ennuie peu, qu’il y a présence et personnalité, malgré certains passages plus faibles. Peut-être que tout est là.