Hébergé au théâtre Poème 2, le spectacle Femme non-rééducable de Stefano Massini rappelle non seulement le destin tragique de la journaliste russe assassinée en 2006, Anna Politkovskaïa, mais aussi une mission commune au journalisme et à l’art : créer un espace de liberté d’expression pour questionner le monde et la société.
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » Ce célèbre credo du journaliste Albert Londres, forgé durant la première moitié du XX e siècle, trouve un écho retentissant dans ce spectacle qui rend hommage à une femme morte pour ses idées et sa quête de la vérité. Son crime ? Parler des crimes. Perpétrés par le gouvernement russe, en particulier sous Vladimir Poutine. Les voir, les entendre, les comprendre. Et les faire voir, les faire entendre, les faire comprendre.
Des gouttes perlent de multiples poches de perfusion suspendues au plafond. Leur nombre correspond peut-être à celui des personnalités tuées par le régime russe ayant succédé à la période d’ouverture et de progrès démocratiques sous Gorbatchev. L’eau figure le sang et la souffrance. Le pétrole, aussi, symbole de la soif de pouvoir et de richesse. Des oléoducs russes pompant les ressources naturelles de terres voisines comme une sangsue pompe le sang d’un corps. Chaque perfusion représente un cadavre. L’écoulement du sang traduit aussi l’écoulement du temps, comme si, en Russie, ces deux éléments s’entremêlaient et se confondaient. Signée Michel Bernard, la mise en scène se veut aussi minimaliste que percutante, visant notamment à reconstituer le territoire tchétchène, épicentre et lieu révélateur de la barbarie russe. C’est lorsqu’on est libre de commettre tous les crimes possibles qu’on révèle l’ampleur de sa nature criminelle.
Tour à tour, les acteurs Angelo Bison et Andréa Hannecart incarnent les différents personnages de ce récit macabre : la journaliste Anna Politkovskaïa, un jeune soldat russe envoyé sur le front tchétchène, des hauts responsables de l’armée russe, des preneurs d’otage tchétchènes répondant au terrorisme d’État par une autre forme de terrorisme. Ils brossent le portrait de la capitale de la République de Tchétchénie, Grozny. Une ville où la mort semble plus réelle que la vie, tellement vivre implique de se battre contre l’ordre naturel des choses. La mort ne s’apparente plus à un problème supérieur à d’autres tellement tout devient problème. L’accès aux conditions de vie, les ressources énergétiques et alimentaires. Le droit, pour une femme, de disposer librement de son corps. Criminalisation de droits fondamentaux tels que celui de circuler librement dans l’espace public, dans et hors du territoire. De chercher la vérité. De penser. D’interroger. Comme si l’existence humaine était elle-même privée de légitimité. Comme si être humain s’opposait à être citoyen.
Anna Politkovskaïa est morte comme elle a vécu : libre, entière et fidèle à ses idées. Pleinement consciente des dangers qui la menaçaient. Dans une circulaire interne du Kremlin en 2005, Vladislav Sourkov déclarait d’ailleurs que « les ennemis de l’État se divisent en deux catégories : ceux qu’on peut ramener à la raison et les incorrigibles. Avec ces derniers, il n’est pas possible de dialoguer, ce qui les rend non-rééducables ». Quelque temps plus tard, le 7 octobre 2006 − jour de l’anniversaire de Poutine −, on la retrouvera assassinée par balles dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou.
Cette œuvre d’art journalistique et politique met en lumière que le propre d’un régime dictatorial repose sur l’absence de pluralisme et sur la logique du dilemme : ne pas être pour revient à être contre , ne pas choisir revient quand même à choisir. Comme l’illustre cette phrase répétée à plusieurs reprises tout au long du spectacle et assénée par un dignitaire russe : « Prendre position, c’est faire preuve d’intelligence. » Or journalisme et art s’opposent par essence à l’impératif de prendre position et de juger car ils lui substituent d’autres finalités (quête de la vérité, du sens, du plaisir, etc.). Néanmoins, dans ce contexte spécifique (la guerre et la dictature), le journalisme se retrouve obligé de prendre position contre ceux qui obligent à prendre position. Parce que le pouvoir politique se révèle anti-journalistique, le journalisme devient une force politique anti-étatique.
Face à l’engrenage du parti pris en général, l’art apparaît toutefois comme un moyen majeur de se libérer de l’ instinct et du besoin de jugement. Contrairement au journalisme, l’art ne vise pas toujours à être compris mais avant tout à être vécu. En déployant son champ d’action hors du mécanisme intellectuel et des raisonnements, il échappe ainsi parfois à toute possibilité de jugement. Malgré de telles différences, les deux domaines semblent se rejoindre sur un point : questionner l’existence et tendre à l’humanité un miroir d’elle-même.
Aussi puissant et stimulant que soit le spectacle sur les plans verbal et intellectuel, et outre la brillante idée scénique de base, il pâtit peut-être d’un traitement trop proche du journalisme et trop éloigné de l’art : la succession des discours ne bénéficie d’aucun appui scénique supplémentaire en dehors d’une musique et d’un éclairage minimalistes. Le caractère politique d’une œuvre d’art ne doit pas la réduire à cette seule composante, sous peine de restreindre l’art à un simple accident et contenant.