FIFF 2015
Deux ans après y avoir présenté son premier long métrage Nuit # 1 , la jeune réalisatrice québécoise Anne Émond est de retour au FIFF avec les Êtres chers , une chronique familiale couvrant trois générations, doublée d’une étude subtile sur les affres de la mélancolie. Un film particulièrement réussi qui évite habilement tout sentimentalisme au profit d’émotions véritables.
Du 2 au 9 octobre 2015, le FIFF souffle ses trente bougies. Les rédacteurs de Karoo sont présents toute la semaine pour offrir un regard sur une sélection de films. Retrouvez toutes leurs articles.
Chassé-croisé
Quand deux rédacteurs tombent sous le charme d’un même film, il est difficile de résister à l’envie de
confronter leur avis
. Alors, chassons-croisons !
Les Êtres chers s’ouvre sur la révélation d’un secret de famille : dans la cave d’une maison québécoise, le père d’une fratrie de cinq jeunes gens s’est pendu. Ceux qui le découvrent font passer le suicide pour une crise cardiaque, avec la complicité d’un médecin, afin de cacher la sinistre vérité à l’épouse du défunt ainsi qu’aux autres enfants. David, le fils aîné, n’est ainsi pas mis au courant et accepte, en héritage direct, les outils de son père. Par cet héritage, David se découvre enfin une vocation – il crée avec ces outils ses premières marionnettes, base d’une future entreprise florissante – mais reçoit également, symboliquement, la malédiction du père : une mélancolie sourde et inexplicable. Le film est alors lancé et propose une narration avançant par ellipses et par petites étapes dans la vie de David et, par la suite, de sa fille Laurence, offrant ainsi aux spectateurs plus de vingt années de la vie des personnages.
Cette chronique familiale, à l’apparence parfois faussement légère et décousue, est pourtant rythmée et entièrement parcourue par la progression de la malédiction mélancolique, ce qui permet au film de maintenir une tension narrative très forte pour le spectateur : David va-t-il connaître le même destin que son père ? A-t-il également transmis le virus à sa fille ?
La réussite du film tient avant tout à la façon dont Anne Émond maîtrise son sujet de bout en bout en évitant brillamment trois écueils classiques du cinéma psychologique : le misérabilisme, le didactisme et l’excès de non-dits. La mélancolie qui empoisonne la famille n’est donc pas explicable par des éléments qui se voudraient logiques : la vie de David est belle, et généralement joyeuse, comme il le répète régulièrement ; son mal ne vient pas d’un milieu social spécifique. Et plutôt que de s’enfermer dans des non-dits sentencieux, de longs plans fixes lourds de sens que le spectateur devrait déchiffrer, la réalisatrice fait le choix judicieux de montrer cinématographiquement qu’il n’y a rien à dire, rien à expliquer, mais qu’il faut ressentir. Elle y parvient en mettant en place un système d’innombrables rimes et échos qui hantent son film et parviennent ainsi à faire ressentir au spectateur une véritable mélancolie. L’exemple de la Chanson du chêne est éloquent : au départ simple ballade un peu mièvre écrite par un jeune David pour séduire sa future épouse, elle reviendra à plusieurs reprises, de plus en plus chargée émotionnellement à mesure que son entourage – tout comme le spectateur – ressent enfin mieux l’état d’esprit réel de son compositeur.
En dépit de quelques rares effets visuels trop marqués mais bien pardonnables – deux ralentis et autant de plans-séquences trop voyants –, les Êtres chers est aussi très agréable sur le plan visuel. Cartographe minutieuse des visages, Anne Émond maîtrise également capable la dimension spatiale de son récit. On se sent autant enfermés dans l’immense bourgade québécoise que sur la petite île de Faro d’Ingmar Bergman et, pour ne citer qu’elles, les scènes de chasse durant lesquelles David est seul face à la nature et à ses démons sont magnifiques.
Tragique, drôle, inquiétant et intéressant, les Êtres chers est un film qui détonne dans le paysage du cinéma d’auteur francophone contemporain, lequel a parfois tendance à confondre cinéma psychologique avec misérabilisme lénifiant ou fausse joie de vivre hypocrite. Les Êtres chers est un film à voir, et Anne Émond une réalisatrice à suivre, dont nous attendons avec impatience le troisième long métrage.