Le blanc-seing de René Magritte
Fond d’écran (17)
« La trahison des images ! » lança Eugénie 1 .
«
Oui, mais de quelles images parlez-vous, chère enfant
? » lui répondit Madame de Saint-Ange
2
. L’adolescente s’empourpra.
Les Russes ont deux mots pour dire « image » comme le souligne Jean-Luc Godard 3 : « obraz » (« образ ») et « izobrajenié » (« изображение »). Le premier désigne plutôt l’aspect métaphysique, ou iconique de l’objet, l’autre ─ toujours selon Godard ─ serait équivalent aux « pictures » des Américains4 . « Oui mais quel rapport avec Magritte ? ». L’ingénue Eugénie voulait savoir. « Eh bien, ce luxe d’avoir deux mots pour la chose nous manque, et nous empêche de regarder directement ce que Magritte veut nous faire voir. » dit Madame de Saint-Ange.
Voyons-y de plus près, quitte à tomber dans le panneau… Soit de prime abord une forêt aux arbres réguliers fort peu réalistes ; une cavalière ; un cheval au trot suspendu. Une série de plans étagés, et au fond, derrière ce qui ressemble à une clairière d’une profondeur impossible à mesurer, une frondaison dense de feuillage vert-bleu qui obture l’horizon, rabat notre vision sur l’avant-plan, sur une énigme visuelle qui prend la représentation à son propre piège : celle d’être confondue avec la réalité elle-même5 .
« C’est un peu comme le triangle de Penrose, ou le ruban de Moebius ? » avança Eugénie. « Décidément, cette petite fait des progrès spectaculaires… » pensa Madame de Saint-Ange. Oui, c’était un peu ça, mais on n’aurait encore rien épuisé en se bornant à noter l’impossible superposition de cette cavalière et de ces arbres. Ce qui pose problème, ce n’est pas l’énigme de l’image, facilement déchiffrable, mais bien l’énigme de l’évidence avec laquelle elle se présente.
Eugénie était un peu perdue…
Il y a une deuxième dimension à l’énigme, qui fait d’elle une véritable énigme et non un de ces problèmes de mathématiques à solutionner dans un cahier de jeux : c’est cette forme retorse de calme apparence figurative, cette allure lisse, presque plate, avec laquelle Magritte la couche sur une surface. Cette innocence, cette innocence non pas innée mais fabriquée de toutes pièces avec laquelle l’image s’avance, est là pour nous égarer, nous faire croire métonymiquement qu’il n’y a rien d’autre à voir que des apparences qui se dérobent, des « pictures » à décoder et pas des icônes à révérer. C’est là qu’est l’énigme. Et comme l’énigme n’est pas le secret, et encore moins le mystère, nous ne la percerons pas à jour (elle y est déjà), nous ne la dissiperons pas (elle est nette et coupante comme du verre) ; il nous faudra vivre à ses côtés.
Là où Magritte est encore plus roublard ou malicieux, c’est à propos de la destination de son tableau. Il savait très bien qu’il allait finir sur un mur, sur nos écrans d’ordinateurs, sur nos smartphones, désespérément aplatie. Comme le disait Bresson : ne pas oublier que tout ce que l’on fait, peintre ou cinéaste, va finir projeté ou accroché au mur ; toute illusion relève du jeu, du mensonge consenti. Or peu de peintres avant Magritte s’étaient posé à ce point la question de la surface : surface des apparences, surface du rêve, surface du tableau. Toutes trompeuses. Tous les peintres après lui se coltineront la problématique, et tous y trouveront une réponse propre : Warhol , Rothko , Bacon , Fontana , Klein , Balthus , Twombly , etc. La platitude apparente du trompe-l’oeil se confond ici dangereusement avec le culte que nous révérons aux images. Plus elles sont transparentes, plus elles nous égarent.
« L’image viendra au temps de la résurrection » avait dit Saint-Paul. En attendant d’être re-née, Magritte ne nous rend que nos pauvres yeux pour nous égarer dans la représentation d’un réel qui n’en finit pas de se dérober. Voilà donc pour la leçon de choses : nous sommes aveugles de trop regarder. « Comment faut-il le prendre ? » demanda Eugénie.
Et Madame de Saint-Ange de lui répondre : « Comme toujours chez Magritte : au pied de la lettre . »