Friche
Réalité et apparence ne sont pas alter ego. Imaginer n’est donc pas percevoir. L’exposition Friche, troisième du nom , nous procure ces deux sensations si chères à l’Art.
Retrouvez Friche dans la galerie Karoo.
Dans ce cadre gigantesque, les artistes prennent d’assaut l’espace. À coup de pinceaux, de démences et d’illusions, ils nous fascinent et ils nous bercent. Nous déambulons entre autant d’histoires. Diverses techniques sont utilisées et toutes s’agencent avec élégance pour habiter les lieux. Une pluralité d’interrogations nous est livrée, tantôt avec pudeur, tantôt avec brutalité. Lorsque soudain un chaos déconcertant règne : c’est l’arrivée des performeurs.
L’événement prend alors une tournure singulière. L’art qui se déploie sous nos yeux n’est pas une restitution du réel, mais le témoignage d’un homme sur sa réalité. Un jeu de cache-cache dans lequel l’artiste distingue dans les choses ordinaires ce qu’il y a de plus que les autres ne voient pas. Les artistes de Friche usent de leur perception pour nous transmettre leur rapport avec le monde , transformant ce qu’ils voient en un signifiant qui leur est propre.
La passion et l’empirisme imprègnent leurs œuvres dans une valse où les souvenirs et l’espoir s’entremêlent dans la chose perçue , et en colorent ainsi un aspect sous-jacent. Ils nous livrent une perception, un rapport singulier avec le temps, l’histoire et l’avenir.
Parmi la vingtaine d’artistes présents, le choix de Karoo s’est posé plus particulièrement sur sept d’entre eux : les uns aussi déraisonnables que les autres, mais tous dotés d’un regard singulier sur l’espace et le monde qu’ils habitent. Leur sensibilité et leur fragilité nous ont saisi et nous ont offert une multiplicité de sensations visuelles.
Le volcan d’avant-garde
Isabelle Escande
Il n’est sans doute pas de témoin plus opiniâtre que le miroir. Il révèle une impossibilité de négociation avec le reflet tout puissant de nos illusions. Peine perdue pour le fuir, Isabelle Escande, d’un trait élégant, sûr et omnipotent, cristallise l’espace-temps. Dessiner sur une surface murale imposante ce qu’elle contemple derrière elle à travers le reflet du miroir. Tenter de faire corps avec l’espace, agir à l’unisson avec la matière et les comprendre dans leur pluralité. En proposant l’utilisation du reflet, elle pose à la fois une identité et une différence, et révèle une inadéquation entre l’espace et sa représentation. Absolument ambigu, il oscille entre la duplication et la dualité, le dogme et l’illusion, la perfection et la déformation. Isabelle Escande interroge notre perception jusqu’à son paroxysme et propose une réflexion seyante dans le dédale des images reflétées. Elle piège notre regard dans notre position contemplative. Équilibre, harmonie et poésie cohabitent à travers son œuvre offrant une création de possible dans la vision d’un même espace par la propagation de points de vues. Nous tanguons entre une hallucination usurpatrice de la réalité et une matérialité sans certitude.
Louis Darcel
Fraîchement sorti de La Cambre en dessin, Louis Darcel nous livre un voyage dans les méandres abyssaux de l’expérimentation spatiale. Muni d’une bombe de peinture, il valse avec différents matériaux pour créer un espace métaphorique. Dans ce ballet céleste, il joue avec les contrastes et appose la peinture de la bombe sur une bâche provoquant une expérience regroupant plusieurs sens de l’imaginaire.
Émerge alors une œuvre singulière et poétique, une ode au mouvement et au temps, empreinte de légèreté et d’élévation. L’artiste met en conflit des matériaux bruts, d’une froideur bouleversante, une union impossible dans laquelle surgit une liberté. Tout en maîtrise, l’artiste bouleverse nos codes de l’espace et nous emmène dans l’intelligibilité, dans un va-et-vient où le support s’émancipe de sa rigidité ordinaire, d’une fragilité tangible.
Hannah de Corte
Hannah de Corte est une artiste polyvalente : au-delà de sa formation en dessin, elle tente d’expérimenter l’ordinaire en déployant son art par l’entremise d’une multiplicité de techniques. C’est avec virtuosité que l’artiste manie la peinture, l’écriture, les installations, comme véhicules de pensées. Elle explore avec la peinture un large répertoire figuratif traversé simultanément par des questions liées à la féminité et sa représentation, confrontant l’expérience intime à des contextes sociétaux et médiatiques. Son travail actuel se focalise sur l’idée de la contamination : à travers des expérimentations sur des textiles de seconde main, souvent encore tâchés de fluides corporels, elle interroge notre rapport à l’ultra propreté et à l’intimité dans nos sociétés postmodernes. Les spectateurs se feront agents de la contamination en propageant des paillettes placées en suspension dans les rainures découlement de l’ancienne blanchisserie. Le mercurochrome aura une place de choix dans son installation, le mur craquelé se fait chair blessée et l’interaction avec le sol provoque une fragilité saisissante dans notre existence. Cette pensée allégorique du corps blessé nous confronte brutalement à la finitude et à la vanité de l’existence. L’artiste interroge la résignation d’habiter une chaire meurtrie, impliquant une acceptation du fardeau de porter les limites des possibles. Ce corps souffrant m’informe que je suis un autre. M’appartient-il vraiment ? Nous flânons dans le royaume de l’éphémère, poétique et politique, à la recherche d’un corps perdu, le cri d’une blessure.
Alice Van Den Berg
Une invitée de Friche, et non des moindres. Alice Van Den Berg, artiste polyvalente, passionnée de septième art, nous présente une composition photographique et littéraire. Son œuvre, Vanité , s’inspirant de l’âge d’or des natures mortes de la Renaissance, met en scène une composition florale qu’elle prend en photo. À chaque photo correspond une pensée philosophique ou mythologique sur la tragique vanité de l’existence. Elle met en opposition l’existence humaine et les fleurs, renaissant chaque printemps. Cet aspect antinomique est en symbiose permanente dans son œuvre, CR2ANT ainsi une unité dans la tension. La seule posture sensée face à l’évidence de cette vanité étant de l’accepter et de s’autoriser à se laisser affecter par les possibles de l’existence , sans se limiter au nécessaire, l’art apparaît dès lors comme ce que l’humain peut faire de mieux pour repousser, ne serait-ce que quelques instants, l’angoisse qui nous accompagne de par la conscience de l’inéluctabilité de notre propre mort.
Simon Delneuville
Étudiant en dernière année de dessin à La Cambre, Simon se laisse inspirer sans complexe par le travail des grands maîtres et revendique la validité, et même l’urgente nécessité du dessin comme témoignage d’une réalité de plus en plus mouvante. Son portrait d’Orange Velvet, par exemple, donne à celle-ci une réalité concrète, tangible au-delà de son existence virtuelle, donc éphémère. Ses paysages de friches dans Bruxelles sonnent comme une déclaration d’amour à ces « tiers paysages » , tellement plus riches que nombre d’espaces planifiés dans une perspective utilitariste. La division de l’hippodrome de Boisfort en de multiples panneaux, faite au départ par souci pratique, permet à l’artiste de nous offrir une vue éclatée englobant différents angles de vue.
Il en va de même avec la toile représentant ces rails dont nous voyons plus les terre-pleins en traversant la ville : obligé d’y jouer à cache-cache avec les agents de Securail, l’artiste y a multiplié les croquis, avec pour effet de décupler non seulement les angles, mais aussi les instants captés dans un lieu vivant donc changeant. De fait, il ajoute encore une dimension à une œuvre qui prouve que le dessin dépasse largement les limitations d’un support que certains s’imaginent plat. Ses paysages ne sont jamais figés totalement, car la vie les parcourt , mais aussi du fait qu’ils sont observés et que toute observation dépend d’un point de vue. Il tourne chacune des pages du réel pour s’en faire une représentation.
Julie Larrouy
Arrivée à Bruxelles il y a sept ans, Julie a depuis terminé un Master en dessin à La Cambre. Elle travaille essentiellement le collage à l’aide de publicités et de photos qu’elle prend elle-même. Son travail artistique pour Friche, intitulé Raw , est une performance située au carrefour de la photographie, du collage, et d’un travail quasi-sculptural de la matière . L’image du mur, collée, arrachée, re-photographiée, recollée, réarrachée, et ainsi de suite durant toute la durée de la résidence, prouve une fois de plus que la destruction est un procédé artistique d’une grande efficacité, produisant ici une œuvre auto-génératrice, portant dans sa version finale l’empreinte du travail de l’artiste et toute son évolution. Julie Larrouy nous livre une réflexion sur ce qu’est la vision. Elle nous expose sa création mais interpelle sur le processus : nous ne pouvons pas tout voir, nous sommes aussi spectateurs de ce qui nous échappe . C’est l’image d’un geste, image qui témoigne à la fois du pouvoir et de l’impuissance de son auteur. Ce geste est marqué par la présence-absence de son créateur : nous pouvons voir les traces, mais le geste s’est retiré. Une image performative qui se réinvente en permanence avec le réel.
Mona Habibizadeh avec Mathilde Rault
Graphiste de formation, performeuse de déformation, Mona Habibizadeh met à l’honneur le langage et le corps dans un duo au féminin interrogeant la notion même d’artiste . Le corps comme origine des passions, mais également en tant que chair clamant son existence, couplé au langage performatif, transcende sa réflexion. Qu’est-ce qu’un artiste iranien ?
Clair obscur, les deux femmes se partagent la scène. Mona déambule et observe Mathilde Rault, ce corps nu intrigue, attire, séduit. Mona scande son texte d’une intensité saisissante. Une résonance de voix pour se réapproprier le monde.
Percutante et fragile
, l’extériorisation de sa pensée nous est livrée avec élégance, dotée d’une critique avançant d’un pas hésitant mais clairvoyant. Elle bouscule soudainement nos positions péremptoires bien que vulnérables. Mona endosse de prime abord le rôle de présentateur. Elle dresse le portrait d’une artiste iranienne.
Subtilement, les rôles s’inversent. Mona reprend ses habits d’artiste et intègre une confusion d’identités.
Une critique fine du qualificatif « artiste iranien » comme un label qualitatif démesuré et absorbé candidement par les européens.
Et Friche à LaVallée, c’est aussi Nathan Anthony, Léa Belooussovitch, Heleen Deceuninck, Maelle Delaplanche, Rein de Wilde, La Fileuse, João Freitas, Alix Hammond-Merchant, Jonathan Jacques, Laurette Le Gall, Stefaan Schuebe, Orange Velvet, Franziska Windisch.
Vernissage le samedi 25 avril dès 17h
Exposition accessible les 26 avril, 2, 3, 9 et 10 mai de 14h-18h et la semaine sur rdv via
info.friche(Remplacez ces parenthèses par le caractère @)gmail.com
Finissage le 10 mai.
Le site de Friche
LaVallée, 47 rue du Choeur, 1080 Bruxelles