critique &
création culturelle

Gallimard & « la Blanche » :

la collection comme parangon de la Grande Littérature

Au début du XXe siècle, le marché du livre est envahi de collections bon marché aux couleurs criardes. La Maison Gallimard, dont la vocation est d’incarner la Littérature, choisit au contraire le minimalisme et la sobriété pour sa fameuse collection « la Blanche ». Cependant, le succès que connaîtra l’éditeur au cours du siècle fera d’elle bien plus qu’une simple collection...

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le monde de l’imprimé voit son fonctionnement complètement bouleversé : le livre est désormais produit à grande échelle pour un public de plus en plus large. Parallèlement, la littérature devient une institution autonome avec son fonctionnement propre et ses propres instances de légitimation, distinguant les pratiques légitimes des pratiques illégitimes.

Pierre Bourdieu, dans Les règles de l’art , définit le champ littéraire comme un espace de luttes de pouvoir doté d’une structure dualiste 1 : d’une part, on peut distinguer la production restreinte qui jouit d’un capital économique faible, inversement proportionnel à son capital symbolique élevé. D’autre part, la grande production recherche le profit économique à court terme, voyant ainsi son capital symbolique diminué du même coup. Pierre Bourdieu applique cette distinction à la hiérarchie des genres à la fin du XIX e siècle : ainsi, le théâtre était le genre qui rapportait le plus de profits économiques directement à ses auteurs, avec une reconnaissance symbolique relativement faible tandis que la poésie, en tant que genre noble, assurait peu de rentrées économiques à ses producteurs, mais un prestige littéraire maximal 2 .

Le capital symbolique que recherche la production restreinte est donc synonyme de légitimité au sein du champ. Aussi, elle s’inscrit dans un cycle de production long 5 : pour le sous-champ du roman, lorsqu’un éditeur publie un ouvrage qui suit l’économie de la production restreinte, il sait que l’ouvrage peut lui rapporter dans un délai plus long des profits économiques, ou au contraire, ne connaître aucun succès d’estime et ainsi « retomber à l’état d’objet matériel 6 ». La grande production quant à elle considère les biens culturels comme des biens commerciaux et les intègre donc dans un cycle de production court : elle vise le succès immédiat et temporaire de ses produits.

En ce qui concerne la sphère française, c’est une collection en particulier qui va profondément marquer et influencer pour longtemps l’aspect de ses premières de couverture : « la Blanche » de Gallimard. La fameuse collection incarne depuis sa création la littérature française et n’a jamais perdu ce statut de moniteur des lettres françaises. Par ailleurs, il est légitime de s’interroger sur les raisons qui expliquent pourquoi « la Blanche » de Gallimard a acquis un tel statut. Il faut ainsi revenir, dans un premier temps, sur l’histoire de la maison en soulignant certains facteurs qui pourraient expliquer ce succès.

Cette place centrale dans le paysage culturel de la France trouve tout d’abord son origine dans la ligne éditoriale que la maison s’est fixée, dès sa création. En effet, la Nouvelle Revue Française , qui deviendra la maison Gallimard, combine l’exigence d’une littérature qui cultive la nouveauté tout en restant dans le classicisme, avec une orientation de « gauche indépendante qui se veut au-dessus des partis politiques », comme le note Mireille Calle-Gruber 9 . Selon elle, « la conception d’une véritable chaîne du processus éditorial, d’une jonction de la création et de la critique littéraire, et d’une littérature qui est scène privilégiée de confrontations et de débats d’idées, tout cela fait de l’éditeur un véritable passeur 10 . » Ainsi, le début du XX e siècle coïncide avec une période de crise pour l’édition : le marché est envahi par les collections populaires qui apportent comme principales différences les couvertures illustrées. C’est également une époque où fleurissent les revues littéraires, souvent éphémères, animées par de jeunes auteurs qui tentent d’imposer leur propre conception de la littérature. Parmi ces revues, La Nouvelle Revue Française s’est fixé comme objectif de publier une littérature exigeante, éloignée des modes et des goûts du grand public. Le succès de la revue pousse Gide et Schlumberger à créer un comptoir d’édition deux ans plus tard afin de publier les œuvres des auteurs qui participent à la revue. Les deux hommes font appel à une tierce personne, dont le profil convient parfaitement aux attentes du groupe : Gaston Gallimard. Il devient ainsi le gérant de la nouvelle société en 1911 11 . D’ailleurs, en 1919, le comptoir change de nom et devient Librairie Gallimard, « consacrant l’ascendant qu’a pris Gaston Gallimard sur ses associés pour les affaires de l’édition » 12 . À partir de cette date, la maison attire à elle tous les auteurs qui constitueront les grands noms de la littérature française du XX e siècle :

Ce succès sera également entretenu par les stratégies éditoriales développées par la maison tout au long du siècle. Ainsi, dans les années 1980, Gallimard, après une période de crise,  « se concentre sur la mise en avant de son inépuisable fonds 13 » en republiant un grand nombre de titres anciens : on compte pas moins de 305 réimpressions pour cette période. Cette politique ne sert pas uniquement à faire rentrer de l’argent dans les caisses de la maison :

De plus, la maison entretient son aura par une technique de célébration des différentes collections qui ont fait sa renommée, tentant ainsi d’auréoler du même succès des titres contemporains d’auteurs moins connus : très récemment, la maison a fêté les 70 ans de la « Série noire ». Cet anniversaire a été également l’occasion d’un relooking de la maquette, rappelant l’illustre couverture originelle : « retour du liseré blanc, retour des couleurs mythiques noir et jaune, cette nouvelle présentation est comme un pont jeté entre le passé et l’avenir . 14 » Cette stratégie de constante revalorisation du fond est d’ailleurs toujours à l’œuvre : l’actuel site internet de l’éditeur ne manque pas de mettre en valeur son catalogue historique ainsi que les grands noms qui constituent son fond, là où les autres sites d’éditeurs misent uniquement sur la nouveauté des publications. Ainsi, Gallimard s’assure le maintien de son statut de référence en matière de littérature.

Du côté de l’habillage du livre, la maison se plaçait, dès sa création, dans une position de rupture par rapport aux autres éditeurs qui s’inscrivaient toujours dans la tradition du XIX e siècle. En effet, Gide revendiquait une pureté dans le fond et dans la forme 16 . La couverture fut mise au point par l’éditeur Verbeke à Bruges :

Cette présentation de la couverture ne constituait pas une révolution : certains éditeurs comme Le Mercure de France avait déjà fait le choix de garder une couverture sans illustrations. La sobriété de la couverture était déjà le signe d’une littérature exigeante. Mais, combinée au succès de la maison d’édition, elle ne pouvait que devenir le symbole même de la qualité littéraire. La maison d’édition fonctionne ainsi véritablement comme une instance de légitimation 17 .

Une influence durable

L’influence des choix esthétiques de Gallimard se fera alors ressentir sur l’entièreté de la production et ce, jusqu’à aujourd’hui, car la collection « la Blanche » fera office de modèle pour les autres, sa matérialité signifiant alors la littérature légitime. Par imitation, les autres grandes maisons d’édition vont suivre cette tendance pour les collections de littérature française : Flammarion, Grasset, Mercure de France, Minuit, Stock… Toutes vont adopter des traits classiques : chromatisme neutre, non-figurativité, aspect mat, grand format et unicité. Mais cette influence va également se marquer pour des genres qui cherchent à trouver légitimité dans le champs littéraire. Il en va ainsi pour certaines collections de littérature policière, genre largement rendu légitime par l’aura Gallimard avec l’illustre « Série noire ». Au départ, Gallimard souhaitait promouvoir un nouveau type de récit, tout droit venu des États Unis, dont les codes différaient du roman d’enquête populaire. La maquette de la collection fut alors conçue dans le même ordre d’idées que « la Blanche » : une couverture sans illustrations de couleur noire, jaune et blanche : tout en sobriété. D’ailleurs, le sigle NRF ornait la couverture, tout comme pour « la Blanche ». Ainsi, la « Série noire » est devenue l’équivalent de « la Blanche » dans le domaine du policier et s’est érigé en modèle pour les autres collections du genre. Le même mouvement se marque pour le domaine de la science-fiction, où sont apparues des maisons d’édition qui visent à publier des textes qui relèvent d’une pratique plus légitime. Globalement, on va voir dans leurs collections une recherche d’unicité dans la couverture ou de démarcation dans les illustrations et des techniques déjà vues chez Gallimard avec la publication d’un fond désormais considéré comme un répertoire des classiques du genre.  Par ailleurs, il faut mentionner d’autres domaines littéraires qui se construisent à l’exact opposé comme celui de la romance, par exemple. Ce domaine littéraire jouit d’un statut fixe : les éditeurs de ce genre ne cherchent pas à légitimer leur place dans le champ littéraire. Bien au contraire, il s’agit de proposer une grand nombre de produits, aux formes peu renouvelées, destinés à un très large public, globalement féminin. Le parangon du genre s’incarne dans la collection « Azur » de la maison d’édition canadienne Harlequin, spécialisée dans les romans d’amour. Ici, point de recherche d’unicité, le maître-mot est le foisonnement : illustrations dramatiques et suggestives, polices de caractères expressives et décoratives, pelliculage brillant, effet de matière dans les bandeaux d’encadrement, couleurs vives et tranchées sont les ingrédients que l’on retrouve dans les premières de couverture de la sphère de grande production . Ce foisonnement au sein de la première de couverture se retrouve dans d’autres genres, très souvent catégorisés dans le domaine de la paralittérature comme l’ heroic fantasy .

La couverture est donc le lieu où tout se joue : elle remplit des fonctions publicitaires puisque l’éditeur souhaite que sa production soit vendue mais elle est d’abord et avant tout la vitrine de l’éditeur, elle manifeste ses ambitions et situe le livre dans le champ littéraire. Ensuite, elle est également le lieu où le pacte de lecture se manifeste le plus clairement : par ses codes visuels et linguistiques, elle indique au lecteur à quel type d’ouvrage il a affaire 19 . Aussi, comme on l’a vu précédemment, elle incarne matériellement une instance de légitimation où différentes stratégies peuvent se mettre en place. Dans ce contexte particulier, l’influence durable de la maison Gallimard sur l’espace éditorial français est remarquable et en dit long sur notre conception de la littérature dont la sacralité s’exprime jusque dans la sobriété matérielle du support.