Dans George Kaplan , au théâtre de la Balsamine, le collectif RZ1GK livre un triptyque comique, philosophique et satirique sur l’usage de la fiction à des fins politiques et sociales. Mais pas seulement.
Adaptation tirée d’un texte de Frédéric Sonntag, la pièce interroge, autant dans sa forme que dans son fond, les mécanismes qui régissent la construction de l’identité, collective et individuelle, ainsi que l’élaboration des fictions, mythes et récits au coeur de nos représentations du monde. Par ricochet, elle touche aussi au besoin de croyances de l’être humain, et à ce que l’auteure, Nancy Huston, appelle « l’espèce fabulatrice », caractérisée par le besoin de créer des histoires, réelles ou fictives.
Fait notable : la compagnie RZ1GK a appliqué à elle-même, durant tout le processus de création, certains enjeux soulevés dans la pièce (la fusion des identités individuelles dans une identité collective) en expérimentant l’absence de metteur en scène au profit d’un travail collaboratif et démocratique. En plus de ce tour de force, Delphine Cheverry, Muriel Texier, Renaud Cagna, Fabien Dehasseler et Renaud Garnier-Fourniguet offrent un jeu d’acteur d’une qualité remarquable.
La gravité des enjeux est cependant enrobée d’une dentelle d’humour absurde et de dérision où l’intellectualisme se déploie pour mieux trahir ses chimères. L’hyper-construction des prises de parole au sein des trois volets du spectacle révèle ainsi, coup sur coup, un moment de rupture, de déconstruction implacable.
Trois éléments majeurs ont nourri l’oeuvre de Frédéric Sonntag : une fascination pour la notion de fausse identité à travers le personnage de George Kaplan – agent secret créé de toutes pièces par la CIA – dans le film d’Hitchcock La Mort Aux Trousses ; la narration non-linéaire/les récits interconnectés ; ainsi que l’impact de la fiction sur la réalité, notamment dans les champs politique, artistique, publicitaire et identitaire.
L’individu dans le groupe et le groupe dans l’individu
Extinction des feux. Lumière. Le public, disposé en bi-frontal et plongé dans une salle imprégnée d’une atmosphère de confinement. Huis clos. Prison. Matérielle et spirituelle, si l’on se fie aux trois fils narratifs qui s’apprêtent à émerger et dénoncent les ressorts de nos prisons mentales.
Un groupe composé de cinq acteurs évolue tour à tour dans trois situations sous couvert d’identités différentes. D’abord activistes masqués désireux de révéler au grand jour les impostures médiatiques et culturelles. Leur apparente unité, où chacun se fait appeler George Kaplan, se délabre dès les premières dissensions au point de jeter la suspicion sur la nature (projet ? collectif ?) et le fonctionnement (vote démocratique) de l’organisation. Le bloc commun s’effondre sous la corrosion des intérêts individuels. Crise du groupe et de la démocratie ?
Le deuxième fil narratif met en scène une équipe de scénaristes planchant sur la trame d’une nouvelle série télévisée à la demande d’un mystérieux commanditaire, où le personnage George Kaplan occuperait un rôle central. Enfin, le dernier récit met en lumière un complot de responsables gouvernementaux obnubilés par une menace pour l’ordre intérieur.
Poupées russes ou triptyque ? Les histoires montrent-elles la même chose mais autrement ? Ou bien se complètent-elles dans ce qu’elles montrent ? Un fil rouge traverse néanmoins l’écheveau de la pièce : le nom de George Kaplan, tantôt ennemi tantôt sauveur et héros, tantôt individu tantôt collectivité, tantôt présent tantôt absent, tantôt spectre tantôt corps de chair et de sang.
L’espèce fabulatrice
Même si le spectacle se moque copieusement de l’excès de rationalisme et de réflexion en général, il n’en distille pas moins plusieurs réflexions sur l’art et sur la société contemporaine.
D’une part, un questionnement sur le but de l’art et son rapport au monde : faire un art stable, ordonné, intelligible, harmonieux, pour compenser le chaos et la folie du monde ? Ou bien, au contraire, favoriser le chaos, la tension, le désordre, le bouleversement et l’instabilité pour compenser l’excès de planification, de rationalisation, de calcul et de contrôle de la société ?
D’autre part, il explore la culture de la communication, de la propagande politique et du storytelling qui alimentent le besoin de croyance de l’être humain au moyen d’histoires fallacieuses au point de mener à la conséquence ultime, la guerre. D’ailleurs, faire la guerre à l’autre n’implique-t-il pas, dans une certaine mesure, de le fictionnaliser ?
En outre, la pièce parvient à saisir des phénomènes actuels tels que la dématérialisation de la réalité et des identités (avatars sur internet, monde virtuel), l’identité-monde/mondiale (à l’instar du groupe de hackers militants Anonymous), la perte de contrôle de l’humain sur lui-même et sur son environnement.
Au fond, peut-être que la plus grande réussite de la pièce réside justement dans la re-création, la transfiguration de qu’elle dénonce : un mythe. En transformant un mythe mineur (le George Kaplan d’Hitchcock) en récit majeur, visant non pas à manipuler l’opinion publique mais à lui faire saisir l’esprit de son temps en l’incarnant dans un corps et dans une expérience sensorielle et concrète.