Gilles Sebhan,
Au jeune Gilles qui découvre Londres en même temps que son propre corps, l’Angleterre underground et subversive ne peut apparaître qu’éminemment érotique. Le mouvement punk, en proposant une transformation radicale des codes vestimentaires et esthétiques, fait écho aux changements physiques qui s’opèrent en lui et participe à le construire.
London WC2 permet à l’écrivain français Gilles Sebhan de renouer avec le roman après deux essais consacrés respectivement à Tony Duvert ( Tony Duvert. L’Enfant silencieux ) et Jean Genet ( Domodossola. Le Suicide de Jean Genet ), tous deux parus aux éditions Denoël en 2010.
Fin des années 1970, le punk débarque en Europe. Ce mouvement de résistance à la culture dominante qui prône la liberté de création séduit immédiatement la jeunesse anglaise. Certains jeunes outre-Manche rejoignent Londres et sa culture underground. C’est le cas de la sœur du petit Gilles, de sept ans son aînée. L’amour et le désir que le petit garçon éprouvait pour Valentine « SuperTine » se déplacent alors tout naturellement vers l’Angleterre et la langue anglaise. Il se partage entre ce pays et la France. Son histoire sera ainsi marquée par la duplicité : J’ai toujours caché mon jeu, j’ai toujours été deux garçons à la fois. […] Celui qui n’était que pulsion et manœuvres, celui qui naissait dans le noir, celui qui ne correspondait absolument pas à la fiche qui avait été établie pour lui trouver un petit correspondant. Non seulement Gilles a une double identité (il devient Andrew le temps de ses cours d’anglais) mais il a en Angleterre un alter ego. En fait, la famille qui accueille Valentine est tout entière un double (mais un double inversé) de sa famille en France. Chaque membre de la famille a son homologue. Celui de Gilles est Jimmy, véritable incarnation du côté sombre de Gilles. Il en tombe amoureux. La duplicité le poursuit : son attirance se double inévitablement de honte. Il ne peut vivre l’amour, croit-il, que dans la perversion. Sa sexualité naissante, il ne la vit jamais dans la lumière mais dans l’obscurité des chiottes. Il a un corps d’homme, mais la naïveté encore enfantine de croire qu’il est le seul à « détourner l’urinoir de sa fonction », dans une « dégoûtation voluptueuse ».
J’ai sans doute été déformé très jeune, mais je continue à penser que j’ai découvert dans mon séjour vespasien une vérité qui ne se remplace par aucun des artifices de la société. En voulant me mettre au ban, cette société m’a sans doute offert ce qu’elle voulait à tout prix me refuser : l’accès aux hommes, moi qui n’étais qu’un enfant. Je suis toujours nostalgique aujourd’hui quand j’entre dans un cabinet public, et c’est sans doute la seule chose, si rare aujourd’hui, cet alignement de vasques luisantes sous un éclairage intermittent, qui me redonne le temps et l’innocence.
London WC2 relate six années de la vie de Gilles (de onze à dix-sept ans) sous la forme d’un « journal de souvenirs ». Chaque chapitre est consacré à un thème et, au sein de chaque chapitre, chaque souvenir est numéroté. Ils ne suivent pas nécessairement un ordre chronologique ; ils s’enchaînent plutôt par association d’idées, en suivant les dédales de la pensée de l’auteur. Ce procédé concourt à faire de l’écriture de Gilles Sebhan une matière fluide, vivante, décomplexée qu’accentuent davantage encore les photos qui accompagnent le texte. Quant à savoir si le récit est intégralement autobiographique ou s’il intègre également des éléments de fiction, la question ne semble finalement pas avoir beaucoup d’importance. Ou plutôt, cette interrogation que suscite la lecture de London WC2 reflète précisément, en tant que telle, une caractéristique fondamentale de l’auteur : le fantasme et le conte occupent une place de choix dans la réalité du petit (et probablement aussi du grand) Gilles Sebhan. Ne nous risquons pas à aller plus loin, l’auteur préférant mourir inexpliqué comme un mystère de l’ancien temps, plutôt que propre et rutilant comme une conscience qu’on astique .
Enfin, même si le mouvement punk n’apparaît qu’en toile de fond du récit, London WC2 offre aussi un témoignage de la véritable révolution culturelle qui eut lieu fin des années 1970. Il constitue un excellent (et par ailleurs très agréable) moyen de se familiariser avec le contexte historique et culturel de l’époque, dont Gilles Sebhan rend ici compte avec humour et intelligence.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 398.