critique &
création culturelle

Guldentop de Marie Gevers

Estomper les contours de la mémoire

Roman du souvenir, Guldentop rassemble les récits d’enfance de Marie Gevers centrés autour d’une figure fantomatique à l’origine de mille et uns événements mystérieux. Plus qu’une présence qui fait grincer les planchers et les dents, le revenant de Missembourg devient l’expression d’un attachement à une région, à un passé.

Romancière à la plume espiègle, Marie Gevers immerge ses lecteurs dans ses souvenirs et les emmène à la rencontre des protagonistes de son enfance, dans un environnement dont la mémoire lui est chère : Missembourg. Plus qu’un roman autobiographique, Guldentop permet un retour aux origines, motif habituel chez l’autrice belge, intégrée aujourd’hui à la collection patrimoniale Espace Nord. Le roman est publié en 1935 et s’apparente à un journal intime dont toutes les entrées sont consacrées à une unique figure : Guldentop, fantôme qui aurait hanté les espaces de Missembourg. Dans une dimension autobiographique, la littérature de Gevers est fortement marquée par ses origines, avec un intérêt important pour la nature et la campagne. Écriture de la contemplation, l'œuvre de la romancière présente une harmonie globale dans son rapport au monde : nostalgique, mais optimiste.

On l’entendait souvent : il tâtait le sol de son pas prudent, grattait la terre et les feuilles mortes, s’aventurait dans les greniers, où il avait de longs entretiens gémissants avec une gentille chouette. Les habitants de Missembourg s’habituaient à cette présence, et même, des rapports amicaux s’établirent. S’il tapait à la vitre, à l’aide d’une branche de rosier, un soir de vent d’ouest : “Bonsoir, Guldentop”, lui criait-on. On devinait son pas dans l’escalier, et avant que l’éclairage électrique ne fut établi dans le vieux logis, il soufflait les bougies dans les corridors. Les enfants l’aimaient bien. Les soirs de fêtes surtout, les soirs où un arbre de Noël illuminait la salle, ils avaient soin de laisser un rideau entrouvert, afin que le Revenant pût, lui aussi, voir la merveille.

À Missembourg, Guldentop est une expérience partagée. Tous les habitants du village ont eu affaire à la malice du fantôme, révélant l’appartenance du revenant à un folklore plus qu’à une ordinaire superstition. Décrit comme un homme à la fois séduisant et facétieux, Guldentop serait le fantôme d’un coureur de jupon, en perpétuelle errance à Missembourg à la recherche d’un trésor perdu que personne ne parvient à identifier.

Dans l'ensemble, Guldentop est représentatif de la littérature de Marie Gevers : il s’agit d’un très bon récit pour découvrir l’autrice, son style et ses thèmes. Toutefois, l’ouvrage possède quelques spécificités et se distingue par des choix stylistiques et thématiques qui ne peuvent que causer l’attachement à l’univers de l’écrivaine au fil de la lecture.

Folklore, milieu, nature

Il semble que nos pensées et nos actes s'attachent si fortement aux lieux où nous vivons, aux objets qui nous plaisent, que ceux-ci en demeurent imprégnés. [...] Existe-t-il donc des liens mystérieux entre ce qui continue de nous après la mort, et la matière qui fut animée par notre activité vivante ?

Très vite, la lecture nous entraîne dans une sorte de cosmos plus ou moins équilibré entre les personnages, les lieux de vie et la nature : c’est un tout unifié, l’environnement et les êtres ne faisant qu’un, autant dans les descriptions des lieux que des événements racontés. Dans cette dynamique, la tradition s’installe confortablement avec comme figure déterminante le fantôme Guldentop auquel tout le monde croit. Quelque chose de mystérieux est arrivé dans le grange des voisins ? C’est probablement encore une œuvre de Guldentop à la recherche de son mystérieux trésor…

On se rend doucement compte que Guldentop, présence mystique et immatérielle, semble être lui même un élément naturel :

Alors, Guldentop ? Guldentop, c’est par un éblouissant matin de juin. Au moment où les tilleuls ruissellent du miel vert et or de leur floraison ; au moment de la grande presse des ruches, au moment où les châtaigniers se couvrent de longs chatons gluant et fades, au moment où la reine-des-prés aromatise les prairies et les fossés.

Gevers lie les mouvements de la nature au personnage dans un passage très poétique. Pour la romancière, Guldentop sert de prétexte à célébrer le lieu, à célébrer Missembourg et sa campagne, manière de valoriser le folklore de sa région d’origine et d’en présenter toutes ses facettes. D’ailleurs, un élément récurrent est souvent utilisé en référence à Guldentop, à sa présence ou à sa région : l’eau. Le fantôme a imprégné l’eau de l’étang, les gouttes de pluie. Au-delà des traditions de Missembourg, cet environnement s’inscrit dans une culture précise : celle du folklore nordique, qui a bien marqué la littérature belge. Le bilinguisme de Marie Gevers est assez significatif dans le roman car l’écrivaine introduit énormément de régionalisme et de mots néerlandais, caractérisant ainsi les délimitations de l’univers dans lequel elle nous fait plonger : « Schaweleer », « Mie Sloot », « sake »...

Souvenir, introspection, évasion

Il n'existe plus que dans ma mémoire. C’est une image encadrée de printemps, avec sur ses bords le loup, semblable à une vieille souche, la belle Kate portant son enfant, et debout près d’elle, notre Guldentop, le temps ayant rendu les personnages aussi réels que le paysage.

Le flou des souvenirs s’oppose à la précision des croyances. Marie Gevers relate ses souvenirs dans un roman écrit de manière fragmentaire, mélangeant les épisodes comme les saisons. Que croire du récit d’une enfant ? C’est la place qu’elle semble accorder à la tradition mêlée à une grande part d’imaginaire, pour laisser parfois le rêve l’emporter sur la réalité : « Il ne faut pas effrayer le vol du rêve avec le revolver de la réalité. Que faire de la vie, si tous les Guldentop de l’enfance nous manquent ? »

Guldentop, avec sa perpétuelle recherche de trésor, sert de prétexte à parler non seulement du milieu, mais des uns et des autres. Il permet de renvoyer aux émotions des personnages dévoilées par les anecdotes racontées par Gevers ‒ en effet, on ne peut pas plus se débarrasser des fantômes que de ses désirs et sentiments. Chaque chapitre est focalisé sur un ou plusieurs personnages différents et leurs mésaventures sont mises sur le dos de Guldentop, permettant d’entrer dans l’intimité de chacun et de mieux les comprendre. Chaque histoire, que ce soit celle de la mère, du voisin, ou de la narratrice elle-même, nous révèle de petits secrets. Plus encore, Guldentop semble être le fantôme des histoires non résolues, celles qui nous gardent éveillés la nuit… Comme la crainte de la présence d’un fantôme.

Marie Gevers rédige le roman bien après ses années de vie à Missembourg, alors qu’elle est adulte et qu’elle revient sur ces récits comme on rouvre un journal intime : l’écriture intervient en même temps que le retour sur des souvenirs après qu’elle les ait réfléchis, et probablement interprétés. Ce sont des souvenirs d’enfance racontés par une femme qui a sans doute pris de la distance par rapport à ces croyances issues du folklore, mais il ne s’agit pas d’être critique. Guldentop, dans tout son optimisme et sa légèreté, célèbre ce rapport au mystère car il n’est pas question de briser l’illusion. Comme un échappatoire, le roman imite la magie créée par la tradition, et la façon dont celle-ci est perpétuée par les uns et les autres pour ne pas que le mystère disparaisse. Finalement, mieux vaut peut-être laisser le trésor là où il est caché.

Guldentop

Marie Gevers

Les Impressions Nouvelles, Collection « Espace Nord », 2024

138 pages

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