Plus austère que jamais, Michael Haneke signe avec Happy End une synthèse peu inspirée et difficilement accessible de sa filmographie.
Toute personne ayant vu Funny Games ou Amour sait que, chez Michael Haneke, un titre léger n’augure rien d’agréable. Il doit plutôt être considéré au second degré, comme le ricanement assez cruel d’un auteur à la vision du monde résolument sombre. Son dernier long métrage, Happy End, ne démentira certainement pas cette conception : le cinéaste autrichien signe avec celui-ci un de ses films les plus platement misanthropiques, une œuvre où rien n’est vraiment beau ou bon, l’oppression, la névrose et le mal-être sont partout, et la seule libération possible semble être la mort. Bref, un de ces festivals de morosité auquel il nous a accoutumés.
Happy End partage cependant plus qu’un même sens de la désolation avec les autres films d’Haneke : il apparaît être directement influencé par ceux-ci. Ni un remake (comme a pu l’être Funny Games U.S.), ni une suite, le film s’apparente plutôt à une anthologie de l’œuvre du cinéaste autrichien, dans laquelle il ressasserait ses thèmes fétiches (la cruauté, la cellule familiale autodestructrice, le rapport aux médias, etc..) et certains personnages issus de ses précédents longs métrages. Jean-Louis Trintignant, par exemple, joue ce qui ressemble à une continuation de son rôle dans Amour.
Sans grande surprise, la cible principale d’Haneke ici est une de ces familles bourgeoises comme il aime les égratigner : étouffée par ses privilèges et pourrie à la moelle par de multiples dysfonctionnementss. Il y a le doyen, incarné par Trintignant, un veuf souffrant de graves problèmes de mémoire, sa fille (Isabelle Huppert), manœuvrant sans pitié l’entreprise familiale, le petit-fils (Franz Rogowski), incapable de supporter ses propres limitations et l’hypocrisie de ses proches, et quelques autres personnages, chacun d’eux misérable à sa manière. Même la cadette, Laura, douze ans, se révèle être une sociopathe en puissance. Une des premières scènes la montre en effet en train de filmer la mort de son lapin qu’elle a empoisonné — une glaçante mais adéquate introduction au film.
Il nous faut cependant un certain temps pour réaliser l’ampleur de la catastrophe humaine qui se déroule sous nos yeux. Tout en restant relativement linéaire, la narration est en effet très elliptique, ne nous révélant que des fragments de la vie de ses personnages. Le puzzle qui se forme est délibérément incomplet, ne nous donnant qu’une idée trouble de leurs motivations et de l’origine de leur mal-être. De fait, Haneke ne cherche pas à comprendre « les racines du mal », il n’est pas intéressé par les causes d’un tel état, mais uniquement par l’observation froide et peu empathique du dysfonctionnement. Le retrait émotif est partout dans son film : dans la manière dont les personnages, souvent incapables d’exprimer correctement leurs émotions, interagissent les uns avec les autres, mais aussi dans la mise en scène, tout en distanciation.
On retrouve notamment ces fameux plans-séquences fixes que Haneke affectionne tant : leur déroulement se fait d’abord sans qu’on sache exactement pourquoi un environnement en apparence anodin (une foule de gens, un chantier, une plage) nous est montré, jusqu’à ce que le fatal dérèglement se mette en place. Il pourra s’agir d’une explosion de violence, d’un acte illicite, d’un accident grave, mais la nature de l’événement sera invariablement négative ou, au mieux, neutre. « Le dysfonctionnement est toujours là », nous déclare Happy End, il faut juste d’attendre qu’il se manifeste.
Comprendre les enjeux d’un tel cinéma requiert une participation active du spectateur, ce que le film, à la fois trop opaque et trop désintéressé, n’encourage pas vraiment. Il est presque trop facile d’assister au film avec détachement, de temps à autre choqué ou gêné par l’attitude éhontée d’un personnage, voire même amusé par l’humour noir qui se dégage de certaines des situations. Mais l’ensemble se regarde le plus souvent sans être vraiment impliqué par ce qui se passe à l’écran. Cette désensibilisation fait vraisemblablement partie des intentions du cinéaste — une manière de dénoncer notre détachement — mais la démarche de Haneke dans ce film est tellement austère et hermétique qu’elle n’incite pas vraiment à ce genre de réflexion ou d’attitude. Son cinéma provocateur n’a jamais été aimable envers ses spectateurs — c’est ce qui fait son intérêt — mais avec Happy End, il a ostensiblement choisi de se rendre moins accessible à eux.
La manière dont le film traite de la crise des migrants en est particulièrement symptomatique. Le problème est abordé de façon tellement discrète et rapide que cligner des yeux serait courir le risque de le manquer. Cette quasi-invisibilité du sujet fait écho à l’attitude des personnages du film, qui ne prêtent pas attention à la misère qui a lieu autour d’eux, mais tout bien considéré, cette approche apparaît surtout contre-productive : n’y penseront que ceux et celles qui veulent bien y penser, les autres resteront dans l’ignorance et l’indifférence que leur accordent leurs privilèges.
Le fait que nombre des thèmes aient déjà été abordés dans ses précédents films ne joue certainement pas en sa faveur. Non seulement le sentiment de répétition est omniprésent, mais à vouloir évoquer autant de sujets, Happy End est, fatalement, assez superficiel dans son traitement de ceux-ci : le jeu avec la technologie et les écrans était plus fin et plus perturbant dans Caché, la question du suicide plus touchante dans Amour , le sujet de l’immigration plus complexe dans Code inconnu , et ainsi de suite. Happy End s’impose ainsi moins comme une continuation du travail de Haneke, et plus comme une synthèse très imparfaite et assez hermétique de sa filmographie.