Chercher une signification dans les films de Quentin Dupieux est-elle une quête désespérée ? Tentative de réponse avec Le Daim , le nouveau-né du réalisateur français.
Pourquoi le pneu de Rubber est-il pris d’envies meurtrières ? Pourquoi le lait est-il la boisson privilégiée du gang de Steak ? Pourquoi le personnage de Jean Dujardin dans Le Daim s’éprend-il avec autant de passion d’un blouson ?
Des questions de ce genre, la filmographie de Quentin Dupieux en suscite des centaines. Mais le réalisateur, adepte d’un cinéma qu’on pourrait qualifier d’absurde, voire même de surréaliste (bien qu’il se désolidarise de ce mouvement), n’est pas de ceux qui donnent volontiers réponses et justifications aux étrangetés de ses films. Le cinéaste se revendique même d’une certaine absence de signification : « Je pense que je n’ai rien à dire, et mon seul manifeste à moi c’est que je veux pas faire chier les gens avec du sens ni avec des messages ou quoi que ce soit. Je veux juste distraire et aller dans des zones qui sont inexplorées.1 »
Tenter de déchiffrer ses films et les analyser serait-il donc un exercice futile ? Pas forcément. Entre les intentions d’un cinéaste, et ses choix cinématographiques, il y a un monde d’écart, laissant au spectateur la liberté de projeter ses propres interprétations. Dupieux le reconnaît d’ailleurs volontiers : « Les gens peuvent voir ce qu’ils veulent, et il y a forcément des sens cachés parce que c’est un cerveau humain qui fabrique tout ça, donc il y a des choses à retenir.2 »
Du cerveau humain qui fabrique tout ça, on ne peut pas passer à côté de sa fascination pour les objets dotés d’une conscience meurtrière. Le pneu assassin de Rubber avait marqué les esprits à sa sortie, en 2010. Il trouve aujourd’hui avec Le Daim un successeur digne de ce nom : un blouson à l’influence néfaste. Acheté par George, quadragénaire à la dérive (Jean Dujardin, très inspiré), pour une somme excessive, cet habit 100 % daim semble avoir trouvé le propriétaire idéal. Face au miroir, George n’a de cesse de répéter « Style de malade », admiratif de cet accoutrement qu’il fétichise et filme, caméra en main. Du mauvais goût vestimentaire à la folie, il n’y a qu’un pas, qu’il finit par franchir : le voilà en conversation avec son blouson, écoutant ses dangereux conseils, fomentant d’improbables plans qui l’amèneront au meurtre.
Paradoxalement, ce déséquilibre croissant du personnage ancre le film dans une certaine réalité. Là où les premiers longs-métrages de Dupieux avaient souvent recours au surnaturel pour sortir des sentiers battus, l’absurde trouve principalement son origine dans la folie de son protagoniste, dont on ne sait s’il faut rire ou pleurer. Face à cet individu pathétique et meurtrier, la pitié, l’hilarité et la consternation s’intervertissent chez le spectateur.
L’univers, lui, semble plutôt indifférent : la mort plane, les actes les plus sauvages sont impunis. Rien de nouveau chez Dupieux, dont le monde absurde a toujours été synonyme de cruauté. Son dispositif cinématographique privilégie souvent le détachement, notamment par ses images, aux tons désaturés et aux couleurs froides. De cette approche, qui revient de film en film, se dégage un certain nihilisme — conséquence logique pour un cinéaste qui s’évertue à créer des œuvres où le sens est rejeté.
Bien sûr, rien ne nous en empêche d’en projeter. On pourrait même hasarder que cette dynamique entre cinéaste sans message et spectateur à la recherche de sens fait l’objet (intentionnellement ou non) d’une scène dans Le Daim, où le personnage de barman/monteuse, incarnée par Adèle Haenel, commente les « rushs » que lui a donné George, une suite de séquences (mal) filmées au hasard. Mais plutôt que d’y voir la preuve de l’incompétence et de la folie du cinéaste amateur, elle exprime avec une sincérité non feinte son admiration, décortiquant les thèmes et les messages qu’elle y a découverts : la solitude de l’homme contemporain, l’aliénation. A-t-elle tort ? Probablement. Tout comme on aurait sans doute tort de voir dans le personnage de Dujardin un autoportrait moqueur de Dupieux. Mais l’imaginaire insensé du cinéaste est suffisamment foisonnant pour y déceler ce genre de sens, aussi accidentel soit-il.