Comme un fantôme des temps dits héroïques, le western réapparaît sporadiquement sur nos écrans, pour nous parler de l’âme américaine. De sa nature intemporelle. Hostiles creuse un peu plus le sillon.
En guise de citation liminaire, une phrase de D.H. Lawrence :
« The essential American soul is hard, isolate, stoic, and a killer. It has never yet melted. » 1
Chaque mot compte et le film âpre de Scott Cooper va s’employer à illustrer ce jugement sans appel.
Le film s’ouvre sur un charmant tableau de famille dans une ferme isolée. Le père s’affaire dehors tandis que la mère (Rosamund Pike) fait la classe à ses deux petites filles, leur apprenant ce qu’est un adverbe. Tableau idyllique, avec des allures de « petite maison dans la prairie », sauf qu’on est dans l’Ouest. Toute arrivée d’hommes à cheval est souvent synonyme de danger. Et la violence va s’abattre, atroce et sans merci.
Tout aussi isolé, un petit fort du Nouveau-Mexique où un capitaine des tuniques bleues s’apprête à prendre sa retraite lorsqu’on lui confie la mission de ramener au Montana un vieux chef indien (et sa famille) qui a purgé sa peine et désire mourir sur ses terres. Or celui-ci a massacré plusieurs amis du capitaine, mais pas de discussion possible : pour des raisons politiques, les ordres de Washington ne souffrent aucune contestation. Cette équipée marquée par une hostilité réciproque constituera un périple semé d’embuches et d’épisodes sanglants. Mais qui soudera aussi un petit groupe humain. Hostiles est un film de survivants.
Scott Cooper a créé une fable sombre sur la violence inhérente non seulement à la société américaine, mais tout simplement à la condition humaine. Le film fait partie de ce que l’on pourrait appeler le western de la maturité (il faut arrêter avec cette appellation de « western crépusculaire », il y a longtemps que l’agonie a eu lieu !). Tout manichéisme est évité, la complexité des âmes s’exprime tant dans les silences que dans les dialogues d’une efficace sobriété. La nature, filmée avec un soin extraordinaire, se déploie largement dans toute sa beauté mais aussi dans tout son mystère, dans toute son indifférence. La rudesse des personnages va faire apparaître de nombreuses fêlures et interrogations. Que peut devenir une société fondée sur une telle violence ? Que devient notre âme lorsque la nécessité de la survie fait de nous des machines à tuer ? Le pardon est-il possible ? Et quel est ce dieu présent dans les prières et dans les pages de la bible mais si absent au sein des solitudes désertiques et au milieu des massacres ? Que reste-t-il à faire sinon gratter la terre pour ceux qui ont perdu leurs proches et peut-on jamais s’habituer à l’horreur ? On pourrait encore ouvrir mille débats existentiels sur les questions que pose le film et l’on se dit que ces hommes rudes nous paraissent soudainement bien faibles et fragiles, lorsque l’accumulation de la violence finit par les briser, les laissant hurler une douleur inextinguible au vent du désert.
Les personnages d’ Hostiles sont admirablement campés : le jeu de Christian Bale, tout en intériorité et en retenue, ponctué par une voix grave sortie d’on ne sait quelles profondeurs, magnétise le spectateur. Comme cela arrive parfois au cinéma, il est « larger than life » ou plutôt « deeper than life ». On sait en outre que Bale a dans le monde du cinéma la réputation d’un bosseur ; confirmation ici puisqu’il a appris un dialecte cheyenne pour les scènes où il communique avec ceux qu’il convoie, ce qui confère aux dialogues un indéniable cachet d’authenticité. Mais aucun autre acteur n’est en reste : Rosamund Pike est souvent déchirante en mère courage, mère paumée, habitée par un rôle féminin comme on en voit peu dans les westerns.
On pourrait objecter qu’à première vue, le scénario d’ Hostiles ne se démarque guère d’autres westerns antérieurs, évoquant la sauvagerie de la conquête de l’Ouest, l’éternel sanglot de l’homme blanc, à la fois bâtisseur et destructeur. Mais ici, la lenteur du rythme, combinée à la majesté des paysages, permet de créer ce climat pesant, propice à la mise à nu de l’âme humaine. Personne ne peut s’exempter de la violence et même lorsqu’on s’interroge sur ce qui la justifie, les arguments finissent par tourner à vide, qu’il s’agisse d’une femme de militaire dénonçant la manière dont les indiens sont traités et ont été grugés, ou du capitaine justifiant son passé de boucher d’un laconique « It’s my job ». Tout discours perd sa légitimité lorsque l’on se rend compte de l’inanité de sa rationalité devant la brutalité de la vie à l’état sauvage. Lors d’un dialogue entre deux soldats près du bivouac, le plus jeune, frais émoulu de West Point, fait part à son aîné du sentiment étrange qui l’habite après qu’il a, au cours de la journée, tué un homme pour la première fois. « Si tu tues suffisamment souvent, tu finiras par t’y habituer » lui répond l’autre. « C’est bien ce qui me fait peur » conclut le cadet. Beaucoup de dialogues sont d’ailleurs à la limite du murmure ou du marmonnement, comme autant d’étranges scènes de confession, où confesseur et confessé sont unis par un même péché originel inexpugnable. Le scénario s’enrichit régulièrement de tours d’écrou supplémentaires, comme quand, lors d’une halte dans un fort du Colorado, on demande au capitaine d’acheminer également à bon port un soldat qui sera jugé en cour martiale (et certainement condamné à la pendaison) pour avoir massacré une famille d’Indiens à la hache. Or ce prisonnier a combattu autrefois sous les ordres du capitaine et l’a aidé à décimer des peaux-rouges. « Nous savons tous les deux que tu pourrais très bien être ici à ma place » lui lance-t-il pour le convaincre de le laisser s’échapper. Le meurtre peut-il jamais être légitimé ? L’oubli est-il possible ? La notion de justice n’est-elle pas terriblement élastique ?
Au-delà de ces interrogations effroyablement humaines qui toujours restent ouvertes, le film est un formidable western au sens premier du terme. Avec un traitement de la violence extrêmement personnel. Car si peur et violence imprègnent tout le film et si le sujet aurait pu justifier, pour une fois, une débauche d’hémoglobine, là aussi, malgré des scènes de combat terriblement réalistes, Scott Cooper a l’intelligence de ne jamais en rajouter. Certains épisodes violents sont même carrément escamotés, comme cette brève tuerie entre les soldats et trois trappeurs, occultée par une tente.
Aucun bémol ? Très peu, mais certaines concessions empêchent pour moi le film de se hisser au niveau du Homesman de Tommy Lee Jones ou du Meek’s Cutoff de Kelly Reichardt, chefs-d’œuvre absolus à mon sens. Une fin un peu trop attendue, un retour progressif dans les sentiers battus, même si le réalisateur ne se départit pas de cette sobriété qu’il a su imprimer à l’ensemble. Quelques petites incongruités psychologiques ou scénaristiques auraient, me semble-t-il, gagné à être gommées ou retravaillées. Mais ne mégotons pas : Hostiles vient superbement enrichir la légende d’un western qui a tellement de choses à nous dire sur l’Amérique d’aujourd’hui, mais aussi sur nous tous.
Scott Cooper, acteur passé derrière la caméra, signe ici un film puissant qui hante encore l’esprit du spectateur bien après la séance.
Robert Duvall aurait dit un jour : « Les Anglais ont Shakespeare, les Français Molière et les Américains le western.» Soit, mais la question est tout autre : le western offre-t-il une quelconque forme de rédemption ?