critique &
création culturelle

Huis clos bureaucratique

2002 : première loi pénale contre le harcèlement moral en France. C’est aussi l’année de naissance de la pièce Hard Copy d’Isabelle Sorente . Présenté en ce moment au théâtre Marni, ce texte corrosif et percutant brise le tabou du harcèlement moral et nous livre une réflexion sagace sur les procédés de destruction de la morale.

Figées dans un espace bureaucratique, quatre femmes tentent d’exister. Une voix surgit dans le silence. Elle dicte leur quotidien au sein de l’entreprise « le Groupe ». Issues d’un milieu socioculturel anastatique, ces quatre femmes du XXIe siècle présentent une uniformité déconcertante : la même coiffure, la même robe, les mêmes activités. Leur univers préfabriqué est à l’image des exigences de la société, de la publicité, obnubilées par le « je », qui les façonnent en femmes modernes assurant le rôle de mère, d’amante, de femme de ménage. Elles nous apparaissent dans une fragilité inintelligible, oscillant entre leurs aspirations personnelles et leur hermétisme abyssal , leur âme vendue au profit du paraître. Nous les suivons, pas à pas, dans leurs anecdotes, leurs souvenirs, leurs blessures intimes.

Douce, Rose, Belle et Blanche occupent une plateforme (open space) et nourrissent des relations cordiales. Leurs conversations sont empreintes de superficialité. Elles se racontent les dossiers à venir, leur mari, la mode, le maquillage, les enfants, le sexe, propos qui rythment un quotidien de plus en plus assujettissant. Soudain, elles étouffent. Rose va commettre l’irréparable. Une phrase. Un mot. Juste un mot de trop, un mot porteur de l’hypocrisie de leur existence… Pour maintenir la cohésion du groupe, le bouc émissaire est désigné.

C’est le commencement d’un nouveau jeu. Les masques tombent et laissent place aux bassesses, à la médiocrité, aux insultes, un déchaînement de violence sans précédent . Leur monde s’écroule. Chacune laisse éclater ses pulsions destructrices.

Les mines se crispent, le rire devient grinçant, la tension monte graduellement. Nous assistons avec effroi à l’annihilation de l’individu, à une absence de pensées inquiétante. Le harcèlement moral se déploie, la noirceur du tableau est tragique , la logique de groupe mène à une frénésie de meute sacrificiel.

© Bernadette Mergaets

La plume virtuose et affutée d’Isabelle Sorente observe au microscope les méandres de l’immersion absolue en milieu bureaucratique et traite avec maîtrise le harcèlement moral. Toutes les étapes du harcèlement se succèdent dans une atmosphère tragicomique où règne un humour caustique oppressant et dérangeant : refus de communication, remarques désobligeantes et insultantes, humiliations, menaces, absence de consignes, privation de travail. Ce qui rend le traitement du sujet si singulier, c’est le rapport non-hiérarchique du sujet.

Isabelle Sorente y inscrit une réflexion sur la condition et l’image de la femme au XXIe siècle, une femme dite moderne mais empreinte de paradoxes profonds. La torture morale est brillamment déclinée et nous fait entrer dans les dessous de leur apparence où se cache et d’où émerge progressivement une inhumanité sans égale.

La mise en scène d’Alexis Van Stratum se calque consciencieusement sur les stéréotypes de l’appartenance sociale. Elle parvient à rendre ce huis clos bureaucratique angoissant , dans une expression corporelle isolant Rose. Le premier plan est envisagé comme une plateforme ouverte avec différents bureaux où déambulent les comédiennes.

L’arrière-plan quant à lui tient à une fenêtre barricadée donnant l’illusion d’une ouverture sur l’extérieur. Toute la tension de la pièce réside dans le maintien subtil d’une graduation de violences absurdes. La parole, le corps, les objets sont utilisés comme moyen d’isolement, nous incarnons l’effet témoin. La construction est intelligente et le scénario détaille la déchéance, l’abstraction de toute morale au sein d’un individu. Le procédé de négation de l’identité du sujet est terrifiant et engendre une banalité du mal. Rose perd progressivement sa liberté, sa capacité à devenir.

© Bernadette Mergaets

L’absence de pensées des trois hyènes s’acharnant sur leur collègue permet la prolifération d’un système absolutiste. Où se trouve la responsabilité individuelle lorsque foisonne une déconstruction de la pensée pour appartenir au clan ?

Hard Copy est une expérience désarçonnante, moralement difficile à accepter. C’est l’expérience du tabou. Le malaise habite le spectateur. On assiste désemparé au refus d’un autre moi , à la peur de perdre son emploi, les lieux de travail devenant des arènes de gladiateurs. Victimes et bourreaux, conscientes de leur servitude volontaire, ces quatre femmes incarnant les valeurs de leur époque nous renvoient dans un tableau final à l’aube d’un totalitarisme.

Même rédacteur·ice :

Hard Copy
d’ Isabelle Sorente
Mise en scène : Alexis van Stratum
Avec Aurélie Vauthrin-Ledent, Caroline Kempeneers, Isabelle Renzetti, Cachou Kirsch et la voix de Jean-François Rossion .
Du 24 au 28 février au Théâtre Marni
À 20 heures et matinée à 13 h 30 le 27février
25 rue de Vergniesstraat
1050 Bruxelles
Infos et rés. : + 32 (0)2 639 09 82 ; info@theatremarni.com