Ivo Livi
Entre fantaisie théâtrale et biographie enjouée, Ivo Livi ou le Destin d’Yves Montand raconte avec virtuosité la vie du chanteur devenu acteur.
Comment raconter la vie d’une personne ayant vraiment vécu ? La tâche n’est pas aisée. Les trajectoires de l’existence ne respectent aucunement les lois de la narration. Elles ne courbent pas l’échine face à la structure en trois actes, mais fonctionnent avec leur propre rythme. Une vie exceptionnelle ne rime d’ailleurs pas forcément avec un récit passionnant, comme en atteste une quantité innombrable de biopics à la construction bien trop familière. Si l’on désire éviter l’ennui académique, il convient donc de se montrer inventif et de faire preuve d’ambition.
C’est exactement ce que font les auteurs d’ Ivo Livi avec la vie d’Yves Montand. Confrontés au destin « inévitable » de ce personnage important de la culture française, ils jouent espièglement avec les grandes lignes de sa biographie, entre hommage à sa vie et appropriation fantaisiste de celle-ci. On commence ainsi par le mot de la fin, avec un Yves Montand qui rend l’âme. Révélation précoce ? Pas vraiment. Comme un des comédiens le fait remarquer à un autre, que l’homme soit mort n’est un secret pour personne. Au moins les choses sont claires, et le récit peut débuter sans être encombré par cette inéluctable finalité.
On remonte ensuite le temps, à l’époque où Yves Montand s’appelait encore Ivo Livi. Enfant d’une famille de communistes italiens, il naît un an après l’élection de Mussolini. La grande marche de l’Histoire menace d’emporter son destin, mais le jeune homme creuse son trou dans la musique à force de talent, et surtout de persévérance. Son parcours nous emmène de lieu en lieu : de l’Italie on passe à Marseille, puis sur les scènes de music-hall avant de rejoindre Paris et ses grandes salles de concert. Homme de musique, mais aussi de cinéma, Montand gagne ensuite les lieux de tournage, jusqu’à Hollywood, dans cette Amérique qu’il a si longtemps attendue.
Sur les planches du théâtre Le Public, le décor reste minimaliste — tout au plus y trouvera-t-on une chaise et quelques accessoires. Loin d’être une limitation, ce dénuement élargit le champ des possibles pour les acteurs, qui mettent tout leur savoir-faire pour nous raconter, à leur manière, la vie de Montand. Ils ne sont que cinq sur scènes (quatre comédiens et un accordéoniste) et multiplient les stratagèmes pour nous plonger dans le destin d’Ivo Livi : conversations impromptues, apartés, moments de pure comédie, imitations, mimes, danses, claquettes, etc. Tous les moyens sont bons pour nous raconter Montand, le plus divertissant, le mieux.
Pour donner vie à l’homme et à toutes les personnes qui ont fait partie de son existence, les comédiens s’échangent la casquette. L’un passe du rôle de père à celui d’imprésario, l’autre passe de la sœur à Edith Piaf. Même Montand change d’interprète. Enfant, adolescent et jeune adulte, il est incarné par un seul acteur, Matthieu Brugot, qui laisse ensuite sa place à Cristos Mitropoulos (co-auteur du spectacle avec Ali Bougheraba). Sur sa chaise de mort, c’est enfin Jean-Marc Michelangeli qui se charge de donner son dernier souffle à l’acteur. Il est le moins présent des trois, un choix paradoxal mais fascinant, puisqu’il est le parfait sosie de Montand. Il partage avec lui nombre de ses traits physiques et l’imite dans son parler comme dans sa gestuelle avec précision et charisme. De le voir incarner si rarement le personnage ressemble à un pied de nez aux conventions, une étrange boutade de plus offerte par un spectacle hors-norme.
Car Ivo Livi n’est pas un spectacle traditionnel, mais une fantaisie biographique (ou une biographie fantaisiste ?) qui laisse une place de choix aux chansons, aux retournements dramatiques et à la comédie. Le spectacle se veut populaire et généreux — les jeux de mots, anachronismes et autres traits d’humour y fusent à tout va —, et à entendre les rires qui font vibrer la salle, il est clair que le spectacle parvient à ses fins. On regrettera peut-être qu’il repose trop sur des stéréotypes, qu’il démantèle parfois, mais renforce souvent.
La volonté derrière Ivo Livi est de divertir à tout instant — une tâche à laquelle il réussit brillamment, condensant la vie de Montand en 120 minutes qui paraissent finalement très courtes, à force d’imagination et de chansons. À cet égard, on soulignera la performance de Camille Favre-Brulle, unique comédienne sur scène, qui interprète la grande majorité des femmes du spectacle, et s’en tire avec les honneurs dans son imitation d’Edith Piaf.
De la vie de Montand, marquée par la passion pour la comédie musicale et l’engagement humanitaire, Ivo Livi prend souvent la tangente, s’embarquant dans des fantaisies qui s’éloignent gaiement de la réalité historique. Mais dès que les écarts se font trop grands, les comédiens se rappellent à l’ordre. « On avait dit qu’on disait la vérité », s’exclament-ils, comme un leitmotiv auquel ils auraient du mal à se tenir trop longtemps. Oscillant entre le côté Wikipédia de la chose et celui plus espiègle qui l’anime, le spectacle donne à réfléchir sur les frontières entre la vérité et la fiction. Les comédiens tiennent fréquemment des conversations sur la nature de ce qu’ils jouent, se disputent les rôles et multiplient les clins d’œil, invitant implicitement le public à se projeter sur scène. Ils font de nous leur audience, mais aussi leurs complices, et cette sensation de « participer » est fort stimulante.
Ces jeux font tout l’intérêt du spectacle. Nostalgique au possible et très indulgent vis-à-vis de son sujet, Ivo Livi aurait pu aisément sombrer dans une reconstitution ronflante et ennuyeuse. Mais animé par un désir de donner vie à l’histoire de cet homme exceptionnel, Ivo Livi échappe au destin qui lui était réservé, et s’impose comme un morceau de théâtre électrifiant et ravissant.