Jackie
Du 27 février au 10 mars, le Théâtre de la Vie nous a proposé de rencontrer les facettes hypothétiques de l’icône : Jackie Kennedy. Mis en scène par Olivier Lenel, Jackie (un drame de princesse) nous renvoie à l’image d’une/de la femme nourrie et déconstruite par les projecteurs, incarnée par Marie du Bled et Marie-Paule Kumps.
La lumière du public décroît, une voix s’élève, elle rend par son seul retentissement l’obscurité, plus présente. Cette voix prend corps dans l’opacité du noir presque palpable qui nous enveloppe, comme un tissu épais.
« Jackie empile sur scène les corps des hommes qu’elle a perdus », voilà ce qu’en substance nous décrivent les mots empruntés à l’autrice Elfriede Jelinek. Plongée dans ces ténèbres prêtes à accueillir l’imaginaire : je vois Jackie, je vois les morts, je la rêve un peu avant de la rencontrer vraiment…
Lorsque la voix se tait, une projection commence puis la lumière s’empare de la scène. Je suis face à un « entre deux rives ». Une estrade lisse et claire mange l’avant-scène jusqu’au milieu du plateau, elle surplombe le sol et est reliée par un pont anthracite à un fond de scène tout aussi blanc, tout aussi lisse, mais plus étroit, commençant au sol et s’élevant comme une toile de projection vers les hauteurs de la salle.
Le décor semble ressembler à la Jackie qu’on me présente, coupée en deux, lisse comme une image qui s’observe hantée par les projections d’elle-même que les médias lui proposent.
Elle est vêtue d’un foulard de soie, de lunettes de soleil et d’un trench mal ajusté, assise dos au public, sur la rive de l’avant-scène tournée vers sa propre projection sur le fond blanc du décor. L’icône porte un premier regard sur elle-même, elle s’observe face aux médias. Tout au long du spectacle, Jackie se contemple, projetée ou dans une seconde version d’elle-même, émergeant sur le plateau plus jeune, plus candide dans l’iconique et tragique tailleur rose dans lequel elle a vu mourir son époux.
Jackie observe donc son image et nous l’observons s’observer : il y a dans l’air, une atmosphère schizophrénique. Je scrute une possible représentation de Jackie, une interprétation scénique qui partage ses mots avec une autre, ensemble, elles s’analysent et coexistent, d’une rive l’autre, elles revisitent qui aurait pu être Jackie Kennedy. Je me perds entre les images des médias, les possibles qui hantent Jackie, ce qu’on connaît d’elle et les traces qu’elle a pu laisser dans l’imaginaire collectif.
Présentée comme un être de l’obscurité, comme l’ombre qui permet la lumière, elle demeure un personnage impalpable qui semble se perdre et se trouver dans l’image de la femme qu’elle renvoie. Elle se compare aux conquêtes, elle abhorre le peuple, elle méprise… J’écoute comment le personnage est défini, se définit, en contraste avec le reste du monde, son monde, un monde qu’on lui attribue.
Ainsi, les minutes passent et les facettes de Jackie s’enflamment dans une course folle à la limite de l’absurde, durant laquelle elles semblent presque prisonnières d’un dialogue intérieur. Ses mots n’existent plus que pour elle-même, certains m’échappent. Elle vogue d’une rive à l’autre et l’aspect lisse de l’espace de jeu est mis à mal par le sable anthracite, qui constitue le pont entre les différents espaces et les projections. Ce dernier s’écoule sur le plateau à chaque allée et venue, lui ôtant son aspect plastique, dénué d’imperfections… Jackie perd pied et mon attention s’évade. Elle engage avec passion un discours sur les vêtements qu’elle porte et choisit, sur le pourquoi, sur ce qu’ils cachent et ce qu’ils montrent, elle en parle avec précision comme on expose une stratégie de guerre. J’appréhende le sens, le pourquoi, mais reste en admiration devant la place que prend la réflexion sur scène. Chaque thème abordé finit en éclats de voix. Les mots sont forts, la voix est forte et entre deux rives, je me sens plongée dans une caricature insaisissable… Un objet au croisement du souvenir, de l’hypothétique, de la maladie et de l’interprétation.
Est-elle toutes les femmes ? Est-elle une ancienne vision de la femme ? Est-elle moi portant un regard sur l’image que je renvoie ?
Ces questions me viennent plus tard. Mais dans la salle, le temps s’écoule, les cris s’intensifient et se rapprochent, Jackie n’est plus digne, elle n’est plus icône, elle n’est plus vraiment juste femme non plus… Je contemple une caricature, dédoublée, un peu malade, malmenée par les aprioris médiatiques. Je me perds entre la rive du passé et la rive du présent, entre qui je suis et l’image que je renvoie de moi-même, qu’on me renvoie de moi-même.
Le noir de fin surgit quand je ne l’attends pas, comme échappée d’un labyrinthe de miroirs dont je n’aurais pas trouvé la sortie.