James Brown mettait des bigoudis
Atypique contre normo-pensant

Le Théâtre Le Public aime les œuvres de Yasmina Reza. Après Bella Figura, Art et Les Dieux du carnage, c’est au tour de sa dernière grande œuvre, James Brown mettait des bigoudis, d’investir la scène bruxelloise. Comme souvent chez Reza, le rire n’est jamais loin de la gêne, et l’absurde s’infiltre dans les failles d’une bourgeoisie en perte de contrôle. Mais ici, un pas de plus est franchi : la normalité et la folie se font face.
Dans un décor foisonnant de verdure, du sol au plafond, nous sommes immergés au cœur de l’univers des anormaux ou plutôt des atypiques, de ceux qui ne cochent pas les bonnes cases. Entourée de cette végétation grimpante, la scène est découpée en cages transparentes, à la manière de cellules d’un institut psychiatrique ouvert : ici une chambre, là la cour, plus loin une salle de consultation. Les lieux de la norme, en somme. Et c’est dans cet espace semi-clos que se déploie le drame d’une famille défaite par l’irruption d’un bouleversement identitaire.
Le nombre de personnages est toujours restreint chez Reza. On y découvre des figures aux contours tranchés mais humains. Jacob Hutner, fils de Lionel et Pascaline Hutner, est interné après avoir adopté une nouvelle identité : il est désormais Céline Dion, corps et âme. Et par souci de cohérence, je l'appellerai ainsi. À ses côtés, un autre pensionnaire, Philippe, blanc se rêvant « grand Black », ne s’inquiète que du bien-être de son sycorus, arbuste fictif, véritable chimère qui proviendrait du bayou. Les deux pensionnaires sont soignés par « la psy », une psychiatre expérimentée et à l’écoute.

La pièce nous montre les allers et retours des parents de Céline pour rendre visite à leur enfant. Lionel Hutner, le père, incarne l’homme cassé sous des dehors solides. Hostile, raide, il traite son fils de « dingo » et la psy de « profiteuse ». Mais au fil du récit, il révèle ses propres fêlures, jusqu’à s’interroger sur la part qu’il aurait pu jouer, autrefois, dans le trouble de son enfant. La mère, Pascaline, vacille entre tendresse et impuissance. Essayant de réconcilier tout le monde, elle épaule surtout son époux déboussolé.
Pour accompagner les diverses transitions, un jingle oppressant vient ponctuer l’action. Ce son étrange évoque folie et mal-être. Et comme un contrepoint à cette ambiance pesante, la pièce prend par moment des allures de comédie musicale. Céline et Philippe chantent tour à tour leurs rêves et leurs douleurs. Ils jettent un voile de mélancolie sur leur inadaptation à la conformité. Tandis que le personnage de Céline arrache des rires avec son accent québécois inventé et son exubérance, le personnage de Philippe éveille notre sollicitude en chantant la souffrance de sa condition. Rejeté des siens, il voit les efforts que font les parents de Céline pour maintenir un lien fragile avec leur enfant. Il nourrit la lubie de transplanter son sycorus dans le parc qui borde la clinique. Ce désir étrange est l’allégorie d’une identité qui cherche à prendre racine dans un terreau inadapté à un tel choix. Le sycorus devient sur scène le double végétal de son désir identitaire. Philippe ira jusqu’à se menotter à l’arbuste pour être sûr de le protéger. Au-delà du rire provoqué, c’est le plus beau symbole poétique de la pièce.
Mais le personnage le plus fantasque et déconcertant s’avère être, en dernière analyse, la psy. Elle guide le récit. À l’instar d’un maître zen ou d’un Mr. Miyagi dans Karaté Kid, elle détourne les objets du quotidien de leur usage ordinaire – une trottinette électrique, un pot de fleurs, un rire déplacé – pour faire vaciller les certitudes, repousser les murs invisibles de la norme. Chacun de ses gestes est un outil, chaque provocation une clé. Lors d’un long monologue devant le public, comme à une conférence à laquelle assistent les parents de Céline, la psy vient directement nous interroger sur la notion d’identité. Elle compare les exclus de la société aux belles-sœurs cruelles du conte original de Cendrillon. Avec humour, elle nous parle des « atypiques », de ceux qui n’entrent pas dans les cases, et qu’on préfère enfermer plutôt qu’écouter. Elle essaiera tout du long de faire avancer les parents dans l’acceptation du changement d’identité de leur enfant.

On finit par comprendre que les véritables patients de la psy ne sont peut-être pas ceux qui résident dans l’institution. Le refus parental, la peur du regard social, l’obsession de l’apparence : tout cela compose une pathologie bien plus ordinaire. À aucun moment, Lionel ne se soucie vraiment du bonheur de son fils. À l’heure où la transidentité fait grand bruit, sa réaction épidermique fait écho à la levée de boucliers face à cet enjeu. Si la psychiatrie a fait des progrès vers une compréhension vis-à-vis des comportements autrefois jugés déviants, ce n’est pas encore le cas de la société. Pour illustrer cette opposition, la famille Hutner préfère encore appeler leur fils « Pitou » (petit chien en québécois) que Céline…
Si James Brown mettait des bigoudis ne provoque peut-être pas autant de fous rires qu’on pourrait s’y attendre d’une comédie, elle reste un divertissement dosant habilement légèreté et gravité. Le titre de la pièce exprime ce double aspect. Il évoque une anecdote tirée d’une des conversations de la pièce. La légende de la soul music, James Brown, lissait ses cheveux à l’aide de bigoudis. C’est cocasse mais étrangement, pour certains, cela choque moins qu’un homme qui se prend pour une femme. À travers ce trait d’humour poétique, Reza rappelle que la frontière des normes n’est jamais qu’une construction sociale. Freud, Foucault ou Goffman ont détricoté tout au long du XXe siècle la normalité. Ici, elle est passée au crible des projecteurs et des rires. On est alors amené à s’interroger sur le véritable drame de cette lutte identitaire : est-il plus dérangeant d’avoir un fils qui se rêve en diva, ou des parents qui préfèrent l’appeler Pitou ?