critique &
création culturelle

Les Dragons

Portrait d’une jeunesse en souffrance

Les Dragons est l’adaptation théâtrale du roman éponyme de Jérôme Colin, sorti en 2023, au Théâtre de Poche jusqu’au 1er juin. Plongée au cœur d’un centre psychiatrique pour adolescents, où Jérôme, en colère contre ses parents et la terre entière, vient de se faire hospitaliser pour quelques semaines.

Jérôme a 35 ans. Il est sur le point de rompre avec sa petite amie. Il avait tout pour être heureux, pourtant, il ressent un vide, comme si quelque chose était resté inachevé en lui… C’est sur cette scène que s’ouvre Les Dragons. Seul sur scène, Jérôme, interprété par Stéphane Fenocchi, s’interroge et décide de ne plus refouler son passé. Il est temps de faire lumière sur ce qu’il a vécu, sur ce qu’il a enduré.

Flashback. Jérôme est un jeune adolescent de 15 ans en proie aux codes que lui imposent la société et ses parents. En décrochage scolaire et suite à une décision judiciaire, il se retrouve hospitalisé dans un centre psychiatrique pour adolescents âgés de 13 à 18 ans. D’emblée, Jérôme ne se sent pas à sa place, il a l’impression d’être entouré de zinzins et se moque d’eux. Il prépare un plan pour s’échapper mais très vite, il finit par s’attacher aux jeunes résidents, aux éducateurs et encadrants qui deviennent une véritable famille.

Ces jeunes adultes ont vécu le pire : le viol, l’anorexie, la violence physique, le rejet parental, etc. Ils souffrent tous et essayent de trouver un sens à leur vie. Ce sont « les dragons » : « Ils ressemblent aux enfants normaux. Ils sont comme tout le monde mais pourtant tout le monde en a décidé autrement. Ils pensent être seuls au monde car on ne leur dit pas qu’il y a d’autres dragons sur terre. En réalité, ils sont légion1. »

À l’hôpital, Jérôme rencontre Colette, dont il tombe amoureux. Colette a les cheveux courts et le regard noir, les bras scarifiés, couverts de lacérations. D’ici quelques jours, elle aura 18 ans et devra quitter l’hôpital. Elle ne veut pas et veut mettre fin à ses jours. Jérôme est bel et bien décidé à lui redonner le goût de vivre.

L’art de (se la) raconter

La richesse de la pièce réside dans la multiplicité des personnages incarnés par Stéphane Fenocchi, seul sur scène. Il joue à la fois Jérôm adolescent et adulte, certains des résidents de l’hôpital, les éducateurs ainsi que Colette. Les transitions entre les personnages sont fluides et explicites : l’acteur endosse physiquement le rôle d’un nouveau personnage en faisant par exemple un pas de côté et se retourne comme s’il s’adressait à son ancien personnage, resté à sa place initiale.

©Lara Herbinia

Le spectateur assiste à quelques apartés où le Jérôme plus âgé commente à voix haute certains moments de sa vie, étant donné qu’il sait déjà comment ils se sont déroulés, ce qui donne une dimension supplémentaire à la pièce et permet d’avoir un recul direct sur l’action et le jeu d’acteur. C’est comme si le spectateur devenait complice de la pièce et de ce qui déroule sous ses yeux.

Le monologue du personnage est complexe et simple à la fois : belles citations, bribes de vie et expériences adolescentes s’y entremêlent. Le ton est tantôt à l’humour, tantôt à la pédagogie, tantôt à la semonce. C’est dire que Jérôme cultive l’art de se (la) raconter.

Plus encore, raconter passe par un véritable style narratif. Le protagoniste ne mise pas tant sur la gestuelle et le jeu théâtral mais bien sur une diction parfaite et une narration avec des variations de la voix qui captent le spectateur. Beaucoup de phrases descriptives sortent de la bouche de Jérôme, qui est le véritable auteur de son histoire : « Je regarde par le trou de ma serrure », « je sors en cachette de ma chambre », « J’ouvre le livre », « J’arrive à l’hôpital », etc. Comme si les didascalies étaient partie intégrante de la pièce et de l’action théâtrale.

Cet art de raconter permet au spectateur de suivre dans les moindres détails l’histoire de Jérôme et de ne rater aucune étape clé, comme celle-ci est évoquée oralement par le protagoniste.

Ce style de théâtre narratif peut notamment s’expliquer par le fait que Les Dragons est une adaptation du roman de Jérôme Colin. Un roman rédigé sur base du reportage réalisé par le journaliste qui a fait une immersion de quatre mois dans un centre de soins psychiatriques pour adolescents.

La mise en scène

Avec le personnage de Jérôme, le spectateur entre dans son intimité, jusque dans son lit. La scène principale est d’ailleurs représentée comme telle : il s’agit de la chambre de Jérôme, avec son lit, central, quelques éléments de décoration; une structure de bois et un arbre qui représente la vue qu’il a depuis sa fenêtre. Le focus est d’ailleurs souvent mis sur cette fenêtre, via des jeux de lumière et des projections. Notamment lorsque Jérôme s’échappe avec Colette durant la nuit, on peut y apercevoir des arbres, agités par le vent.

©Lara Herbinia

Quelques interludes musicaux viennent rythmer la pièce tandis que des projections visuelles et sonores résonnent dès que Jérôme s’endort, avec des formes rouges et noires, laissant entrevoir de façon abstraite les cauchemars qu’il fait.

Une jeunesse tout feu tout flamme

Les Dragons lève le voile sur des thématiques variées : le premier amour adolescent d’une part, qui donne un ton plus léger à la pièce et qui contraste avec, la santé mentale et le suicide, qui sont des thématiques beaucoup plus accablantes, d’autres part.

La force de la pièce réside dans le jeu de l’acteur, qui incarne à merveille le Jérôme adolescent de 15 ans, tant dans sa gestuelle que dans son discours. À cet âge, le tempérament est fougueux, et Jérôme n’a qu’un projet : « entrer dans une fille ». Heureusement, il y a aussi Eminem, et les paroles de son rap, pour lui rappeler le sens de la vie, et quelques dictons directeurs.

Mais quand il aperçoit Colette, il découvre les sentiments, la peur de ne pas être aimé en retour et bien plus encore. L’amour n’est pas que pulsion. Un premier baiser volé et Jérôme se prend à rêver de Colette, de leur couple, de leur future maison et autres projets à venir.

Le spectateur est ému par ce que ressent Jérôme : il rappelle à tous – par mimétisme – le florilège de sensations du premier amour. Mais la claque émotionnelle ne s’arrête pas là.

©Lara Herbinia

Jérôme n’a pas peur de mettre des mots sur les choses, même les plus difficiles, et il décrit sans broncher toutes les atrocités éprouvées par ses colocataires : il se fait véritable porte-parole de la santé mentale des jeunes adolescents hospitalisés. Il évoque la mort sans broncher et rejette le suicide, toujours par le biais de mots et réactions propres à son âge, avec un manque de maturité.

C’est par cette audace, peut-être un peu naïve, que le spectateur est touché en plein cœur et prend de plein fouet la dure réalité du monde. Peut-être qu’au fond, il le savait, mais qu’il refusait d’y penser. Pourtant, ces enfants souffrent en silence et ne sont pas entendus…

Le suicide est encore une réalité difficile, émouvante et insoluble, bien que traitée de plus en plus dans l’art en général et mise en lumière par les médias. Cette réalité pousse à la réflexion. Le personnage de Colette, à peine âgé de 17 ans, ne compte plus ses tentatives et refuse tout envie de vivre. Le personnage est touchant et désolant à la fois.

Les Dragons est une pièce forte, marquante, qui chamboule. Et pour cause, elle traite de réalités fortes et accablantes. Le regard adolescent de Jérôme sur celles-ci permet un autre regard sur ces thématiques de plus en plus abordées de nos jours.

La pièce rappelle que ces dernières concernent tout un chacun, les jeunes comme les adultes. Jérôme se fait la voix de tous ces adolescents qui ont perdu le sens de la vie et errent en ce bas monde. Ils cherchent encore la raison pour laquelle il faudrait se battre, tenir bon, et vivre. Mais ces « dragons » ne sont pas seuls. Ils ne sont pas non plus monstrueux et ont besoin d’être écoutés. La vie est trop belle pour être gâchée, comme dirait Jérôme.

Même rédacteur·ice :

Les Dragons

Texte de Jérôme Colin
Mise en scène par Marie-Paul Kumps
Avec Stéphane Fenocchi
Création sonore Philippe Lecrenier
Création lumière Margareta Andersen
Création vidéo Lionel Ravira
1h20

Théâtre de Poche –  du 14 mai au 1er juin 2024

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