critique &
création culturelle

Le Crime de l’Orient-Express

Brillant mais creux

©Isabelle De Beir

Roman publié en 1934, Le Crime de l’Orient-Express est adapté par Ken Ludwig en pièce de théâtre (2017). Le Théâtre des Galeries s’en inspire et, après le succès de son adaptation en 2023, rejoue la pièce qui met en scène le plus célèbre détective : Hercule Poirot. La mise en scène est inventive et surprenante, mais le spectacle s’arrête à la rétine et laisse perplexe sur le sens de son propos.

Les avis sont unanimes : la mise en scène orchestrée par Fabrice Gardin et Ronald Beurms réussit à retranscrire l’atmosphère de l’Orient-Express. Tout est luxe, tout est fluidité. Les décors modulables restituent les dimensions d’un train de façon époustouflante. Rideaux, projections vidéos, draps : un véritable festival d’effets techniques vient surprendre le spectateur. On sent le détail jusque dans l’odeur de cigarette. Le tout est magnifié par des jeux de lumières mais aussi de fumée. Dans leurs costumes d’époque, les personnages de ce huis clos semblent en perpétuel mouvement. L’immersion dans les années 1930 est totale et les comédiens livrent une prestation à la hauteur du spectacle. Arnaud Van Parys incarne ainsi avec justesse l’élégance et l’excentricité du détective belge Hercule Poirot. Il joue avec sa canne tel un funambule et s’adresse parfois au public comme un narrateur. Cette adaptation théâtrale est un hommage à un classique intemporel. Elle brille par l’ambiance soignée qui donne un côté très cinématographique au tout. Et c’est là que ça déraille… Derrière ce spectacle impeccable, quelque chose coince.

©Isabelle De Beir

Les critiques dithyrambiques de la pièce (Le Soir, L'Echo, La Libre) s’attardent principalement sur la mise en scène et la prestation des comédiens. Tout semble parfait. Même Hercule Poirot trouverait ça louche. Au-delà des effets pratiques, ne manque-t-il pas une certaine… profondeur ? Les touches d’humour offrent de la légèreté à un récit qui n’a pas cette vocation. Qui connait la fin de cette enquête en huis clos doit bien se mettre quelque chose sous la dent. L’idée n’est pas mauvaise, mais son exécution est approximative. L’humour ici repose sur des ressorts simples, parfois convenus. Certaines situations sont rédhibitoires, comme les blagues sur le nom de Poirot ou les multiples confusions autour de sa nationalité belge.

La féérie de la mise en scène ultra-dynamique évacue toute imagination. Aucun relief à l’interprétation, aucune poésie. Inutile de rêver ou de se projeter, les projecteurs font tout le travail à votre place. On a ainsi droit à des vidéos pour appuyer l’enquête. Si les décors minimalistes ne sont pas immersifs, le silence et le vide peuvent suggérer des mondes intérieurs. Ici la scénographie dicte tout et ne laisse aucune respiration – ni de réelle réflexion. Le dénouement est pourtant l’un des plus complexes des aventures du détective. Les assassins de Ratchett (Cassetti), soit les autres passagers de l’Orient-Express, vengent la mort de Daisy Armstrong qu’il avait tuée des années auparavant. La mère de cette fillette en mourut de chagrin, le père se suicida ; la justice corrompue de l’époque innocenta Cassetti qui prit le nom de Ratchett. Sa fuite en Europe prend fin dans ce train. Après les avoir confrontés, Poirot renonce à dénoncer les assassins de Cassetti. Il évoque brièvement l’époque dangereuse (années 1930), puis clôt la pièce en partageant au public le cas de conscience que lui pose son silence.

La représentation se termine sur un dilemme cornélien expéditif. Poirot finit par laisser filer les assassins qui se disent justiciers… Aucun personnage de cette association de chics meurtriers ne m’était pour autant rendu attachant. Mention spéciale pour le désagréable colonel Arbuthnot qui cumule assassinat prémédité et relation adultérine, tout en laissant son amante se tirer une balle dans le bras pour donner plus de réalisme à leur machination. Cette absence de sympathie pour les meurtriers ne facilite pas l’acceptation de leur vendetta. Et c’est là que se pose le problème. L’un des attraits du théâtre est d’agir comme un miroir. Il déclenche chez le spectateur une réflexion ou du moins une émotion réfléchie, soit via la catharsis de ses passions dangereuses, soit en lui proposant une critique sociale. Mais ni l’une ni l’autre n’est ici apparente. La vengeance est assimilée à une forme de justice sans réflexion critique derrière. La récente adaptation du Comte de Monte-Cristo au Théâtre du Parc offrait davantage de matière sur le sens d’une vie animée par la vengeance. Le Crime de l’Orient-Express s’en tient au minimum, comme si sa beauté se suffisait à elle-même. Un comble quand on connaît la méfiance de Poirot pour les belles apparences.

©Isabelle De Beir

Cette adaptation théâtrale est un excellent divertissement au sens premier du terme : tout est pensé pour le confort du spectateur. C’est le divertissement qui fait « diversion », qui « distrait » l’attention. La direction impeccable des acteurs et la perfection visuelle cachent un vide profond. Le rire est de complaisance, la poésie est étouffée, la réflexion évacuée. C’est un moment agréable, coupé du monde, sans rien perturber, sans rien questionner. Finalement, ce spectacle bien huilé s’inscrit dans une logique plus générale où le divertissement prend le pas sur la réflexion et la poésie. Une tendance qui rappelle ces mots d’Hannah Arendt : « la société de masse ne veut pas la culture mais les loisirs. »

Même rédacteur·ice :

Le Crime de l’Orient-Express

Texte de Agatha Christie
Adaptation par Ken Ludwig
Mise en scène : Fabrice Gardin, Ronald Beurms, Sandra Raco
Avec Arnaud Van Parys, Catherine Conet, Laura Fautré, Margaux Frichet, Mathilde Bourguet, Cécile Van Snick, David Leclercq, Jef Rossion, Robin Van Dyck, Michel Hinderyckx
Costumes: Françoise Van Thienen/Sophie Malacord
Vidéos : Allan Beurms
Musique : Laurent Beumier
Lumières : Félicien Van Kriekinge

Vu le 22 janvier 2025 au Théâtre Royal des Galeries

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