critique &
création culturelle
Aux vies anecdotiques de Karima Ouaghenim
Poétique des corps meurtris

Karoo se penche sur le recueil de poésie de Karima Ouaghenim, Aux vies anecdotiques , publié dans la maison d’édition toulousaine Blast , toute fin 2021. Un recueil essentiel et à ne pas manquer.

« Je lécherai tes yeux pour goûter ce que tu vois. » La poésie peut se changer en routine. Quoi qu’en disent ses plus ardentes défenseuses1 , il est rare de tomber sur des poèmes vraiment nouveaux, qui bouleversent tout à fait le cours de la « poésie normale » qu’on construit de lecture en lecture. Et pourtant, le choc survient parfois. Aux vies anecdotiques ne ressemble à aucun autre recueil et les mots de Karima Ouaghenim filent sous les yeux de la lectrice sans qu’elle puisse les rattacher à autre chose qu’à eux-mêmes. On pourrait dire des banalités, que le livre est puissant, magnifique, politiquement renversant… mais on aurait alors rayé à peine la surface, touché à peine cet élan de souffrances et de fiertés mêlées, qui font toute sa force et son unicité.

Aux vies anecdotiques est peut-être d’abord la preuve la plus éclatante que la poésie est une politique. Politique non seulement des institutions qui jugent et qui norment, mais surtout des corps, des regards, des règles vestimentaires, des mœurs, bref une politique de l’intime. La narratrice décrit parfois crûment, parfois avec pudeur, les sévices que la société fait subir aux personnes hors-normes, aux « anormaux », aux « marginaux » ; aux grosses, aux lesbiennes, aux racisées, aux queers, aux femmes bien sûr. Et elle fait d’une langue qui sait toujours claquer, panser, humilier le bourreau, décrire l’indescriptible, ce qui est normalement obscène, c’est-à-dire hors de la scène. La lectrice n’en sortira pas indemne, qu’elle soit au croisement des lignes de dominations ou des privilèges, elle sera arrachée au confort dont elle dispose.

« Iels te disaient solitaire à mâcher la mousse des chênes, et méprisaient le goût du temps sur ta langue.

Iels s'excusaient de toi auprès des ombres passant·es, de gigantesques ombres qui croûtaient le sol. Elles ne colportaient que la tristesse du limon et on les laissait faire au lieu de les couvrir de paille.

Iels ne connaissaient pas les mêmes souffrances, ou peu. N'empreignaient pas ta robustesse de soie. »

Il faut bien une langue neuve pour aller avec cette incarnation si bien coupée aux formes de l’époque. Celles qui redoutent que l’inclusif ne s’empare de la littérature peuvent se faire du souci : car le voilà resplendissant. Faut-il s’en étonner ? La poésie est l’art politique des sons et du jeu des syntaxes. Iels y trouvent sa place tout naturellement, ainsi que le point médian ou comme çà et là des expressions en arabe, sous-titrées pour nos yeux ignorants. Mais ce qui est remarquable, c’est la capacité de l’autrice à passer d’un registre de langue à l’autre, du plus formel au plus argotique, ou encore de renvoyer autant à la poésie romantique percluse de références grecques qu’à des discours quasi oraux dialoguant directement, parfois brutalement, avec la lectrice.

Sa maîtrise éclate aussi dans ses métaphores saisissantes, souvent comme décalées par rapport à ce que l’inconscient aurait attendu. Dans ses néologismes aussi, jamais gratuits, cassant l’ordre de la langue pour la rendre plus à même de parler du désordre de soi : ainsi la voix devient-elle « mélancolieuse »2 . La poésie de Karima Ouaghenim réunit des éléments qu’on jugerait impossible à fusionner : une recherche stylistique du choc dévoilant les pires humeurs et une beauté des mots chantés comme les plus frissonnantes lamentations. Ici, point de spleen magnifié, non, la douleur est battante, la honte grignote les entrailles, le stigmate est là, frontal, sans renversement, sans décoration. S’il y a de la beauté, elle rend l’ignoble encore plus ignoble et, heureusement, la dignité encore plus digne.

« Quand je peine à me tenir debout dans l’espace, moi et toute la malbouffe des rayons gras de l’hypermarché cousue aux organes, et que mes bourrelets duveteux font rire à mon insu, je fais quoi ?

J’ai envie de chier des cailloux et de les noyer dedans. J’irai commander trois burgers au fastfood à la place.

J’ai regardé mon corps dans la nuit, j’avais mal, je ne pouvais pas le dégrafer, j’avais tant envie de le limer. »

Après avoir fermé la dernière page d’ Aux vies anecdotiques , on est pris par l’évidence : ces vies, elle les rend absolument significatives. On peut se demander comment agit la poésie. Là encore, on trouvera tout un tas de personnes pour utiliser tout un tas d’images, la poésie comme la forme la plus haute de création et de liberté artistique, comme un air qu’on a besoin de respirer, une vision qu’on a besoin de scander, d’un univers sensibles qu’elle seule permet de partager. Il y a sans doute du vrai dans toutes ses expressions mais elles demeurent des généralités, une sorte de vernis, parfois riche et nécessaire, mais qui ne va pas au fond des choses. La poésie de Karima Ouaghenim produit un effet immédiat : un coup de poing, une remise en question, une épiphanie, une gêne stomacale, une rage carburante… une admiration pudique. Elle fait des vies anecdotiques les plus précieuses, les plus grandes, les plus essentielles que la terre ait à porter.

Même rédacteur·ice :

Aux vies anecdotiques

Recueil de poésie de Karima Ouaghenim
Éditions Blast
2021
70 pages